C’est au cinéma Bibliothèque que nous rencontrons le réalisateur madrilène Jonás Trueba et l’actrice Candela Recio. Ce n’est pas la première fois qu’ils travaillent ensemble car leur première collaboration remonte au film La reconquisa (2016). Entre le réalisateur d’Eva en août et la jeune actrice, la complicité, l’entente réciproque et la passion pour le cinéma sont à leur comble. Ils nous parlent du tournage de Qui à part nous, ce film qui chamboule toutes les idées reçues sur l’adolescence et révèle avec une fraîcheur et une intensité toutes particulières la parole des jeunes adolescents.


Dans votre dernier film, vous avez pris le parti d’explorer l’adolescence, non pas comme un tout, mais en partant plutôt à la rencontre de jeunes adolescents de tout bord…

J.T : Pour moi, ce n’est pas tant un film sur l’adolescence que sur un groupe d’adolescents qui parlent de sujets qui nous intéressent tous : l’amour, l’éducation, l’amitié, la solitude, la politique…Ils le font de façon plus intense. Les adolescents n’ont pas de filtre. Chez eux, tout est à l’état pur, même lorsqu’ils font face à leurs contradictions. Cet état d’esprit me manque chez les adultes.

Candela, Comment avez-vous réagi lorsque Jonás vous a parlé du projet ?

Après le film La reconquista auquel j’ai participé avec Pablo Hoyos, Jonás nous a exprimé son désir de continuer à faire du cinéma avec nous. Nous ne lui avons pas posé de questions sur le résultat final. Nous lui avons de suite fait confiance. Je pense qu’il avait tout simplement envie de tourner à nouveau avec nous et que de notre côté, nous avions envie de raconter notre vécu, nos expériences en tant qu’adolescents.

« Je prends toujours les prix avec beaucoup de distance. Les prix peuvent te perdre. Ils ont du bon, mais aussi quelque chose de très artificiel. »

Vous parlez du film comme d’une expérience de cinéma immersif ou de cinéma direct. Pouvez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

J.T : Le cinéma direct est un type de cinéma qui apparait dans les années 60 et 70. Certains cinéastes américains et européens ont commencé à tourner de façon très réelle, très pure, nous délivrant ainsi des images d’une grande beauté. Pour moi, ces cinéastes sont des référents. On peut dire qu’on fait du cinéma direct lorsqu’on prend une caméra et qu’on filme les choses telles qu’on les voit, sans artifices, de façon très naturelle.

Quant au cinéma immersif, je dirais que ça a été ma façon de travailler. Pour ce film, je me suis d’abord immergé dans l’univers de l’adolescence. J’ai été avec les adolescents, je les ai écoutés, j’ai passé beaucoup de temps à leurs côtés. Mon but est de transmettre au spectateur cette expérience unique. Pour moi, être entouré de ces jeunes est un privilège. J’ai gagné leur confiance et je peux la partager avec le spectateur. Pour lui, c’est une expérience immersive car cela l’a d’abord été pour moi.

Candela, comment avez-vous perçu la caméra de Jonás ?

La caméra, pour moi, n’a jamais été un élément extérieur ou étranger. C’est quelque chose qui était naturellement à nos côtés dans la durée. D’ailleurs, par moments, certains d’entre nous ont oublié que la caméra était là. Pour nous, la caméra, c’était Jonás, et même s’il était le réalisateur, il faisait partie du groupe au même titre que chacun d’entre nous. Finalement, la caméra, c’était une opportunité pour s’exprimer…

Vous avez tourné à Madrid et vous vous déplaciez dans des collèges et des lycées de la ville. Comment les avez-vous choisis ?

J.T : Je pense que c’est plutôt eux qui m’ont choisi. D’abord, il y a une question de hasard. Nous avons travaillé avec les collèges et lycées qui nous ont ouvert leurs portes après avoir fait de nombreuses demandes. C’est la même chose pour les jeunes qui ont participé, ce sont eux qui ont décidé de le faire parce qu’ils le souhaitaient. Au fur et à mesure sont restés avec nous ceux qui ont eu le plus envie de participer, ceux avec lesquels on avait le plus d’affinités.

Dans le film, on parle d’amour, de politique, de musique, de parents, de rêves, de peurs… Il y a des moments difficiles comme lorsqu’on évoque la question du harcèlement…

J.T : Pour moi, c’était une grande responsabilité d’écouter ces témoignages. Et il y en a eu quelques-uns… Nous avons reçu plusieurs témoignages, mais nous n’en avons choisi qu’un seul, celui de ces deux jeunes filles qui racontent en trois minutes leur histoire et la façon dont elles ont réussi à surmonter ensemble cette terrible épreuve. À cela s’ajoute la question de qui sont tes véritables amis. C’est quelque chose de très important, tout comme le respect de la différence, une problématique que nous avons aussi largement explorée dans le film.

Candela, pensez-vous que les adultes écoutent et dialoguent suffisamment avec les adolescents ?

Je pense que les adultes écoutent très peu les adolescents. C’est malheureux à dire, mais il y a de nombreuses barrières entre nous, à commencer par celle de l’âge. Je ne sais pas pourquoi, mais de nos jours, des qualités comme l’expérience sont plus appréciées que la spontanéité, par exemple. Je pense qu’il faut abolir ces barrières et tout simplement dialoguer.

La pandémie est aussi passée par le film. Il y a un avant et un après. Pensez-vous que les jeunes, et en particulier les adolescents, ont été ceux qui ont le plus souffert du confinement ?

J.T : Effectivement, la pandémie a beaucoup déterminé la fin du film. Pour la plupart des jeunes qui participaient ça a été un coup très dur. Du jour au lendemain, ils ne pouvaient plus faire de rendez-vous entre copains, ni voir leurs amoureux et quelques-uns souffraient de situations très difficiles à la maison. Depuis le premier confinement, on les a beaucoup criminalisés, surtout dans la presse et je me suis dit qu’il fallait enfin finir le film et faire un geste envers eux… 

Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez remporté le Goya du meilleur documentaire ?

J.T : C’était très bien, mais surtout à posteriori. Je dois dire qu’au début, j’ai senti ça comme un poids à porter. Et Candela a aussi eu cette sensation. Je prends toujours les prix avec beaucoup de distance. Les prix peuvent te perdre. Ils ont du bon, mais aussi quelque chose de très artificiel. Ils ont été créés par tes collègues du cinéma qui jugent ton travail et celui des autres. Après, j’ai pris conscience que mon entourage, ma famille et mes amis étaient très contents. Ça m’a aussi rendu heureux. C’était la même chose pour les jeunes qui ont participé au film. Et puis, avec ce Goya, le film a clairement une plus grande visibilité.

Quel genre de cinéma aimez-vous ?

J.T : J’aime différents types de cinémas. Je suis un spectateur avant tout. J’essaie de ne pas être dogmatique dans mes choix et je pratique un certain éclectisme. Je prends le cinéma très au sérieux. Il m’émeut, me conquiert ou me révolte de la même façon que peut le faire la vie de tous les jours. Par exemple, récemment, j’ai beaucoup apprécié un film très hollywoodien comme Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson. Le parcours humain et singulier de ses personnages me touche profondément. Dans un autre registre, j’aime aussi le cinéma du coréen Hong Sang-soo, pour le choix de ses sujets ainsi que pour sa manière de filmer. J’irai voir son prochain long métrage, c’est certain. Et puis, pour moi, il est très important de ne pas se contenter uniquement du cinéma d’actualité. Voir ou revoir un film de Rossellini, s’intéresser ou revenir au cinéma des frères Lumière est parfois plus important que de se ruer sur la dernière sortie en salle.

C.R : Je regarde aussi beaucoup de cinéma. Ma mère est une vraie passionnée. Elle m’a fait découvrir de nombreux films venus d’univers très différents. Je vais beaucoup en salle, mais j’aime tout particulièrement me rendre à la Cinémathèque de Madrid pour y voir de vieux films qui ne sont plus à l’affiche. Le cinéma qui me tient le plus à cœur est celui qui raconte des histoires du quotidien, avec des personnes ordinaires, des conversations qu’on pourrait tous avoir avec un ami dans un café…

Crédits photos : Portrait Jonás Trueba et Candela Recio © Pierre Galluffo

Retrouvez ici notre chronique du film Qui à part nous.


FICHE DU FILM


Affiche du film Qui à part nous de Jonás Trueba
  • Titre original : Qui à part nous
  • De : Jonás Trueba
  • Avec : Candela Recio, Pablo Hoyos, Silvio Aguilar
  • Date de sortie : 20 avril 2022
  • Durée : 3h 40 min
  • Distributeur : Arizona Distribution