On peut le dire, Sebastián Lelio a marqué à jamais l’histoire du cinéma chilien. Depuis son premier film, La sagrada familia, dans lequel il explorait avec une sensibilité toute particulière la société chilienne, jusqu’à Une femme fantastique, œuvre auréolée de l’Oscar du meilleur film étranger, sa filmographie n’a cessé de nous surprendre. Avec La Vague, son dernier film, il signe un musical puissant, féministe et engagé, qui résonne comme un véritable séisme.
La vague s’inspire des manifestations féministes qui ont marqué le Chili en 2018. Pouvez-vous nous rappeler en quoi elles ont consisté ?
Entre 1973 et 1980, le Chili a connu une dictature patriarcale et militaire — plus brève que celle de l’Espagne, mais de même nature — qui a profondément marqué la société. Après le retour à la démocratie, dans les années 1980, un mouvement féministe très actif a émergé, mais il restait discret, presque clandestin, et surtout, il n’était pas perçu comme prioritaire. La gauche de l’époque considérait le féminisme comme une cause secondaire, voire superflue : d’autres urgences dominaient.
Des décennies plus tard, la quatrième vague féministe a éclaté, et son épicentre se situait dans les universités. C’est de là qu’est partie la mobilisation. Alors que dans d’autres pays cette vague s’exprimait surtout à travers le cinéma ou la culture populaire, au Chili, elle s’est d’abord incarnée dans les campus. Ce fut un moment emblématique. J’étais présent dans le pays — même si je vivais alors en Allemagne — et j’ai pu suivre les événements comme n’importe quel citoyen chilien. Je me souviens de la première marche : des jeunes femmes masquées, souvent les seins nus, avec des slogans et des messages inscrits sur leurs corps. C’était une image d’une puissance incroyable.
Ce mouvement a marqué un tournant. Le féminisme est devenu l’un des piliers du débat national, notamment pendant le processus de réforme constitutionnelle — un processus qui, malgré deux tentatives, a finalement échoué. Dans ce contexte, la question féministe s’est imposée au cœur de la vie politique.
Aujourd’hui, il faut reconnaître que le mouvement a perdu un peu de son élan. Mais le gouvernement de Gabriel Boric, actuel président du Chili, reste le premier à s’être déclaré ouvertement féministe. Pour la première fois, on a vu un cabinet composé de femmes, de personnes homosexuelles, de ministres tatoués — certaines même avec leurs bébés dans les bras. C’était une image profondément nouvelle et symbolique pour le pays.
Pourquoi avez-vous choisi de faire une comédie musicale pour raconter cette histoire ?
On dit souvent que le musical est le genre le plus difficile, et je crois que je suis d’accord. (Rires) Le niveau de coordination entre tous les départements et le grand nombre de personnes impliquées doit être absolument parfait. Parvenir à cette synchronisation est extrêmement compliqué. Pourtant, c’était une idée que j’avais en tête depuis longtemps, même s’il me manquait encore le sujet.
Quand j’ai vu les manifestations au Chili, j’ai été profondément touché. J’ai alors décidé de faire un musical autour des revendications portées par les femmes. Il s’agit de thèmes urgents, douloureux, réels, non résolus, qui ont interpellé la société tout entière. Cela peut sembler paradoxal de les associer à l’éclat, au spectacle, au jeu et à la liberté d’expression qu’implique le genre du musical. Mais c’est précisément de cette contradiction, de ce paradoxe, que le film tire sa matière première.
Lorsque je travaillais avec mes trois co-scénaristes, ils me demandaient souvent : « Pourquoi un musical ? » Et je ne savais pas trop quoi leur répondre, mais nous continuions à avancer. En explorant surtout les grands classiques du musical américain, j’ai compris que la fonction du numéro musical est toujours d’exprimer ce que les mots seuls ne peuvent pas dire. Parce que ce qu’il faut exprimer est plus grand que les mots. Ou parce que ce qu’il faut dire est trop difficile à formuler dans un registre réaliste, ou dans la conversation sociale ordinaire. Mais c’est toujours parce que le sujet dépasse le langage, parce qu’il est trop vaste, trop complexe.
On pourrait dire que le film puise à la fois dans la tradition du musical américain, pour son côté émotionnel et spectaculaire, et dans la tradition brechtienne, pour sa dimension politique et critique.
Daniela López incarne avec une grande intensité scénique Julia, une jeune étudiante en deuxième année de musique qui devient, presque malgré elle, une leadeuse féministe étudiante. Pourquoi avoir choisi Daniela pour ce rôle ?
Le film présente plus de cent nouveaux artistes qui font ici leurs débuts, et Daniela en fait partie. Elle avait vingt ans lorsque nous avons tourné La vague. Pour le casting, nous avons vu toute une nouvelle génération d’acteurs et d’actrices chiliens, encore étudiants dans les écoles de théâtre. C’est cette jeune vague qui débute dans La vague, et c’était très beau de pouvoir leur offrir cette opportunité.
La grande question, c’était de savoir qui allait incarner Julia, car La vague est un film qui, comme Une femme fantastique ou Gloria, adopte un point de vue à la première personne très fort. L’histoire avance avec elle, à travers elle. Le choix de l’actrice était donc crucial. Nous recevions des enregistrements, des auditions vidéo, et dès que nous avons vu Daniela, elle nous a immédiatement séduits. Nous lui avons fait passer quelques essais et nous avons vu qu’elle était parfaite : elle savait danser, chanter et jouer. À partir de là, nous avons commencé à construire tout son univers — ses amies, sa famille…
En réalité, Julia devient le véritable centre du film, la grande protagoniste, grâce à la magie même du genre musical. C’est au moment où elle parvient enfin à dire ce qui lui est arrivé que le film devient pleinement un musical.
Autour d’elle, les autres personnages se divisent : certains la soutiennent, d’autres prennent la défense de son supposé agresseur — une scène absente, dont on ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Cela rend le conflit plus complexe : il ne s’agit pas d’un cas d’abus appuyé par des preuves, mais d’une confrontation entre deux éthiques, deux visions opposées de ce qui se joue dans l’intimité du privé.
Et le film, tout en se plaçant du côté des femmes, assume cette complexité. Il explore cette zone grise, cette cacophonie politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui, où chacun brandit sa vérité comme un mégaphone. C’est pourquoi le film est aussi traversé par un langage fait de slogans, de phrases toutes faites, et parfois de personnages presque caricaturaux. C’est le jeu même du film.

« Le film puise à la fois dans la tradition du musical américain, pour son côté émotionnel et spectaculaire, et dans la tradition brechtienne, pour sa dimension politique et critique »
La musique originale du film a été composée par Matthew Herbert. Comment s’est passée cette collaboration ?
Dès le départ, Matthew Herbert ne se voyait pas composer seul la musique d’un film qui aborde un thème aussi sensible que la violence de genre. Il a donc décidé d’inviter d’autres compositeurs chiliens à participer au projet : au total, dix-sept artistes ont collaboré à la bande originale, apportant ensemble une véritable unité esthétique à la musique du film. D’ailleurs, dans de nombreux cas, les mélodies et les paroles ont été créées par des compositrices, car ce sont elles qui connaissent intimement la question et qui détiennent les clés pour l’exprimer à travers la musique.
Dans presque toute l’Amérique latine — mais surtout en Argentine et au Chili, où les mouvements féministes sont très puissants et profondément ancrés dans la société —, il existe une tradition musicale qui mêle la colère à la fête, la protestation au carnaval. Et je trouve cette idée formidable. C’est, à mes yeux, une forme d’intelligence politique. Je crois que La vague s’en inspire directement. J’aime penser que le film est une forme de pensée cinématographique déguisée en carnaval : un acte de réflexion collective sous la forme d’une fête.
On ne peut pas demander à La vague d’être un film de réalisme social, car c’est un musical. Les gens ne parlent pas en rimes, ils ne se mettent pas à danser dans la vraie vie. C’est un artifice — et c’est précisément le but. En mêlant politique et spectacle, politique et splendeur, politique et jeu, le film pose une question au spectateur : « Où vous situez-vous ? Avec qui êtes-vous d’accord ? »
Le film n’est pas là pour manipuler les émotions ni pour faire pleurer. Il parle d’un sujet grave, mais il joue avec le sérieux. Et celui qui ne rentre pas dans ce jeu passe à côté. En revanche, celui qui accepte d’y entrer est interpellé, mis face à ses propres contradictions. À un moment ou un autre, tout le monde est mal à l’aise en regardant La vague — du féminisme le plus radical au conservatisme le plus extrême. Et je pense que ce n’est pas faire preuve de tiédeur, mais au contraire, tenter de dresser un portrait global de la complexité du problème.
La partie chorégraphique du film fonctionne remarquablement bien sur un plan cinématographique, avec des scènes d’un impact visuel impressionnant. Comment s’est passé le tournage des chorégraphies et des séquences de danse ?
Par moments, c’était une sorte de folie, presque vertigineuse. Certains numéros rassemblaient jusqu’à 400 personnes. J’avais toujours en tête la possibilité que tout tourne mal, que les numéros ne fonctionnent pas… Mais nous avons eu la chance de pouvoir compter sur Ryan Heffington, qui est un véritable génie de la chorégraphie contemporaine, tout en étant totalement anti-académique.
Il a une devise : « Tout le monde peut danser. » Et il a surtout apporté une contribution décisive à la danse contemporaine, en y intégrant le visage, les expressions, la langue — toute cette physicalité expressive. C’est lui qui a chorégraphié le célèbre clip Chandelier de Sia, ou encore le spot de Kenzo, dans lequel Margaret Qualley lèche une statue. Tout cela, c’est Ryan.
Sa contribution au film a été immense. En tant qu’homme queer, il a été immédiatement accepté par les jeunes femmes qui participaient au tournage — beaucoup d’entre elles ayant pris part aux manifestations féministes. Pour lui, cette expérience a été profondément émouvante et stimulante : il a puisé dans ce qu’il portait en lui et a travaillé à partir de cette matière. Et bien sûr, avec son propre langage chorégraphique, il a emmené tout cela très loin — vers la satire, la puissance, le geste.
La ville de Santiago est très présente dans le film — ses immeubles, ses rues, son métro. Souhaitiez-vous aussi rendre hommage à la ville ?
Oui, parce que la relation des habitants de Santiago avec leur ville est très ambivalente. Beaucoup de gens détestent Santiago. Et je crois que, dans le cinéma chilien, la ville a rarement été bien filmée — j’entends par là : filmée de manière à vraiment exister à l’écran. Il y avait déjà un bel effort dans Une femme fantastique, mais ici, c’était un objectif total.
Surtout parce que le champ de bataille politique, à la fois littéral et symbolique, au Chili, c’est le centre de Santiago : c’est là que tout se passe. Et moi, j’aime profondément le centre de Santiago — ce mélange entre le néoclassicisme, l’architecture néolibérale de l’époque Pinochet, et cette collision idéologique et esthétique très latino-américaine. C’est une ville chargée, belle, étrange.
Au début, j’étais assez naïf : je pensais qu’une université accepterait de me prêter ses locaux pour tourner mon film. Bien sûr, personne ne l’a fait. Mais finalement, c’était une chance, car cela nous a poussés à aller vers quelque chose de plus abstrait.
Ceux qui connaissent Santiago savent que la ville n’apparaît pas exactement telle qu’elle est dans le film. Nous avons créé une sorte de Frankenstein urbain pour construire nos propres espaces. Et pour moi, c’était très émouvant de pouvoir filmer cette idée : comment l’espace privé est relié à l’espace public.
Le Que signifie pour vous avoir remporté l’Oscar pour Une femme fantastique ?
D’abord, ce fut une immense surprise. Ensuite, une grande joie pour le cinéma chilien et pour toute une génération avec laquelle nous avons grandi et vécu ensemble. D’une certaine manière, ce prix a été ressenti comme une reconnaissance pour tout ce que nous faisions au Chili à ce moment-là.
Par ailleurs, qu’un film en espagnol, chilien, réussisse à s’imposer à l’international, ne serait-ce qu’un peu, c’est déjà très difficile. Et ça reste difficile. J’ai ressenti la même chose avec La vague. Avec un film comme celui-ci, on ne sait plus quoi faire de plus. Alors, voir Une femme fantastique atteindre ce niveau a été très émouvant, surtout pour la communauté trans.
Nous avons aussi été témoins de l’évolution des mentalités. Quand le film est apparu au Festival de Berlin en 2017, au Chili, où il n’existait pas encore de loi sur l’identité de genre, beaucoup réagissaient violemment : « Jamais de ma vie », « Dieu teste l’homme et la femme », « ces gens devraient être enfermés », etc. Mais un an plus tard, grâce à de nombreux débats publics — articles, interventions d’intellectuels, universitaires, politiques — un processus d’éducation sociale s’est mis en place.
Je veux croire que la plupart des personnes ayant soutenu la loi sur l’identité de genre six mois après l’Oscar l’ont fait non seulement à cause du prix — bien sûr, ces batailles collectives viennent de loin — mais parce que le film a participé à créer une vibration sociale. Nous avons même dû nous dépêcher de présenter l’Oscar à la présidente, juste avant l’arrivée de Sebastián Piñera, un homme de droite, pour lui montrer le prix. Daniela Vega, l’actrice, a pris la parole et a expliqué avec brio pourquoi une loi sur l’identité de genre était urgente. Quelques mois plus tard, la présidente Bachelet a émis un décret obligeant le Congrès à légiférer, et c’est ainsi qu’est née la loi.
Voir que le cinéma pénètre dans la réalité politique a été extrêmement émouvant. Je crois que ce fut un catalyseur : l’Oscar a été le dernier petit coup de pouce pour un processus qui avait déjà commencé depuis des années.
Et pour moi, l’autre aspect formidable de cet Oscar, c’est qu’il m’a permis de réaliser La vague. Ce prix a été comme un chèque en blanc, l’occasion de me lancer dans un projet à grande échelle, de traiter un sujet que je souhaitais aborder avec cette forme et cette ampleur.
Retrouvez ici notre critique du film La vague.
Crédits photo principale : Portrait Sebastián Lelio © Metropolitan Filmexport





