Porté par le réalisateur Damien Dorsaz pendant dix-huit ans, Lady Nazca s’inspire de la figure de Maria Reiche, incarnée avec brio par l’actrice Devrim Lingnau. Dans cet entretien, le cinéaste revient sur le combat de Maria pour la préservation des lignes de Nazca, ainsi que sur les questions profondes que le film soulève autour de l’engagement, de la transmission, du respect des cultures et de la capacité de chacun à prendre en main son destin, à suivre sa propre voie.
Lady Nazca n’est pas un biopic, mais un film librement inspiré de la vie de Maria Reiche. Vous l’avez personnellement connue : qu’est-ce qui vous a le plus marqué chez elle ?
J’ai rencontré Maria Reiche en 1996, alors qu’elle était vraiment à la fin de sa vie. Elle vivait dans un petit hôtel à Nazca. Ce qui m’a le plus marqué chez elle, c’est son acharnement, sa persévérance, et surtout le fait qu’elle ait trouvé ce à quoi elle voulait consacrer sa vie — et qu’elle s’y soit tenue jusqu’au bout. Tout cela m’a profondément bouleversé.
Il y a aussi quelque chose de très fort dans son parcours : elle découvre, au milieu du désert, des traces millénaires, et dans le même temps, elle trace en quelque sorte sa propre voie. Elle la trace en révélant celles qui existaient déjà. Cette métaphore m’a toujours frappé.
Enfin, j’ai été sensible à son rapport au Pérou. C’est une Européenne arrivée en Amérique du Sud, mais pas dans une posture de passage ou de simple curiosité. Elle tombe amoureuse du pays, s’immerge dans sa culture, s’y consacre entièrement, au point de finir par devenir péruvienne.
Peut-on dire que Lady Nazca est avant tout l’histoire d’une passion, celle d’une femme qui a tout laissé derrière elle pour consacrer sa vie à l’étude des lignes de Nazca et qui a, par ailleurs, contribué à leur préservation ?
Oui, tout à fait. Lady Nazca raconte avant tout une passion. Une véritable histoire d’amour entre une femme et ces traces millénaires inscrites au cœur du désert. Maria Reiche a tout quitté pour se consacrer entièrement à l’étude des lignes de Nazca.
Si certaines lignes droites étaient déjà connues, c’est elle qui a peu à peu mis au jour l’ampleur du réseau et révélé la richesse de ces figures, les découvrant une à une. Elle ne s’est pas contentée de les étudier : elle les a également restaurées et protégées, consacrant sa vie à leur préservation.
Si aujourd’hui les lignes de Nazca figurent parmi les grandes énigmes de notre planète, comptent parmi les sites archéologiques les plus fascinants au monde et sont inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO, c’est grâce à cette femme, à son travail acharné et à sa foi inébranlable dans l’importance de ces figures.
Comment s’est opéré le choix de l’actrice allemande Devrim Lingnau pour incarner Maria Reiche ?
En fait, je faisais un casting à Berlin, je rencontrais pas mal d’actrices, mais je ne trouvais pas celle que je voulais. Je cherchais quelqu’un qui pouvait avoir un monde intérieur très fort, qui pouvait vraiment nous laisser voyager dans son émotion et dans son âme, et aussi, il fallait que je trouve une actrice qui puisse nous laisser croire, nous laisser vraiment sentir que oui, elle peut passer sa vie dans le désert. Ça, ce n’était vraiment pas facile dans la recherche du personnage.
Et pendant que je faisais ce casting à Berlin, j’ai eu une amie américaine qui m’a appelé, qui n’a rien à voir avec le monde du cinéma, mais qui me dit, écoute, j’ai des amis autour de moi qui ont vu une série qui s’appelle L’Impératrice. C’est une série qui est très connue en ce moment aux États-Unis, ça marche très bien. Le personnage de L’Impératrice, est interprétée par une jeune actrice allemande qui s’appelle Devrim Lindau.
C’est comme ça que j’ai découvert Devrim. Ça a été pour moi comme une évidence et j’ai tout de suite appelé son agent. Devrim avait vraiment ce souffle, elle avait cette force que je cherchais pour le personnage.
Et vous savez, pour ce film, il y a quelques années, il y avait également le personnage de la mère de Maria. Et j’avais donné le scénario à Hanna Schygulla, qui est une très grande actrice allemande, qui a beaucoup joue avec Fassbinder, qui est un très grand réalisateur. Elle avait lu le scénario et puis ensuite, quand je l’avais revu, elle m’avait dit « Mais Damien, la mère, elle coupe le vent. » Et moi, je ne veux pas être celle qui coupe le vent, je veux être le vent. Et j’ai trouvé que c’était une définition parfaite du personnage de Maria, c’est vraiment la définition de mon personnage.

« Nous pouvons choisir d’être des êtres éveillés, qui nourrissent le monde au lieu de le consommer, qui ne se contentent pas de se servir, mais qui contribuent à le rendre plus étonnant, plus beau… »
Le film se distingue par une photographie absolument sublime, notamment dans les scènes tournées en plein désert. Comment avez-vous abordé cette dimension visuelle dans le désert de Nazca ?
On a beaucoup parlé avec mon chef opérateur Gilles Porte sur le sujet. On a passé des semaines et des semaines à observer le soleil, les sons et les différentes lumières. Par exemple, à Cahuachi, qui est la capitale de Nazca et où se déroule la scène avec Paul d’Harcourt et Maria, on savait exactement à quel moment de la journée on pouvait tourner par rapport aux mouvements de caméra qu’on avait choisi. On a donc tout préparé à partir de ses observations là.
L’un des personnages importants du film est indéniablement le soleil et dès le début nous avons décidé de tourner presque exclusivement à la lumière naturelle et de nous appuyer entièrement sur cette présence solaire, parfois implacable et écrasante, parfois douce et chaleureuse. Les scènes dans le désert ont été choisies dans le cadre pour Gilles et moi. On a vraiment travaillé à deux sur le cadre. J’avais des choses très précises en tête, beaucoup d’images qui y étaient ancrées et je souhaitais les reproduire telles quelles.
Ça a été une approche et une observation des éléments. Aussi, quand on est au milieu du désert, il faut savoir rester humble, se poser et se dire qu’on est dans le vrai, car il n’y a rien de faux au milieu du désert.
Dans un précédent entretien, vous expliquiez que l’image de Maria balayant le désert vous avait accompagné tout au long du projet. Pouvez-vous revenir sur cette idée directrice ?
Cette image, la silhouette de cette femme en robe qui balaie l’immensité du désert, c’est vraiment l’image qui m’a guidé. Elle porte en elle une dimension profondément poétique, tout en révélant à la fois qu’on est capable de faire des choses incroyables comme être humain. Et puis on se dit qu’on est quand même minuscule et que balayer le désert pendant des années, c’est quasiment absurde.
Cette idée résonne avec le processus de création d’un film. Faire un film, c’est une succession de luttes, des années de vie investies, de nombreux renoncements aussi, pour aboutir à une œuvre d’une heure quarante. Il y a là quelque chose de profondément beau, presque utopique : se battre pour que le film existe, pour qu’un film comme celui-ci voie le jour. Mais il y a également une part d’absurde, car cette somme d’énergie finit par nous échapper. Une fois terminé, le film ne nous appartient plus, on ne sait pas ce qu’il deviendra.
Les Péruviens autochtones jouent également un rôle important dans le film. Pourquoi était-il essentiel de leur donner une place centrale ?
Pour moi, tout le film parle de cela. Lady Nazca raconte le parcours d’une femme occidentale, profondément européenne, qui glisse peu à peu vers une autre manière de voir le monde, plus proche de celle des peuples de Nazca et des Péruviens. C’est quelqu’un qui va aborder le monde différemment. Donc, les autochtones Péruviens, ils sont extrêmement importants tout au long du parcours du personnage, ça va de partir des expatriés de Lima pour finir dans le monde des Péruviens autochtones.
Aujourd’hui, il n’est plus possible de voyager en conservant un regard uniquement occidental, comme si l’on observait le monde du haut d’un paquebot. Cette posture n’a plus de sens. Il faut désormais interroger notre relation aux autres cultures. C’est précisément ce que fait Maria tout au long de sa vie : elle cherche sa place, son lien aux autres, sa manière d’habiter le monde.
Au cinéma, les peuples autochtones péruviens sont souvent représentés sous un angle exclusivement sombre, associés à la tristesse ou à la dureté de leurs conditions de vie. Cette réalité existe, bien sûr. Mais une autre est tout aussi vraie : lorsqu’on va au Pérou, on découvre leur ironie, leur distance, leur capacité à rire de nous. Ils ont un sens aigu de l’humour, et je tenais à le faire exister à l’écran.
Selon vous, qu’est-ce que l’héritage de Maria Reiche peut nous apprendre aujourd’hui ?
La vie de Maria nous montre que nous sommes capables de faire quelque chose de nos vies, que nous pouvons prendre en main notre destin. Nous en avons la possibilité. Nous pouvons choisir d’être des êtres éveillés, qui nourrissent le monde au lieu de le consommer, qui ne se contentent pas de se servir, mais qui contribuent à le rendre plus étonnant, plus beau.
Je pense que l’héritage de Maria Reiche est aussi de nous apprendre qu’au fil du temps, nous allons devoir porter une attention de plus en plus grande au monde. Apprendre à le soigner, à soigner la croûte terrestre, à entretenir avec elle un rapport plus doux. Mais aussi à prendre soin de l’histoire de l’Humanité, de ce qui a été fait avant nous. Cela implique un regard attentif, précautionneux et une forme d’amour pour cet héritage. Aimer le monde, tout simplement.
Enfin, pour moi, l’héritage de Maria Reiche, c’est aussi celui de quelqu’un qui parvient à entrer en contact avec elle-même et à trouver sa propre manière de vivre dans le monde. C’est ainsi qu’elle a choisi de s’y inscrire, par ce qu’elle faisait. Dès lors, la question se pose pour chacun de nous : comment trouver notre manière à nous de nous insérer dans le monde ? Comment identifier ce qui nous est véritablement nécessaire pour vivre — des choses intimes, essentielles — et non celles que les autres décident pour nous, ou que l’on adopte par peur de ne pas être comme les autres, de ne pas suivre le mouvement.
Retrouvez ici notre article sur le film Lady Nazca.
Crédits photo principale : Portrait Damien Dorsaz © Gilles Porte





