elle arrive à notre rendez-vous tout de noir vêtue, avec assurance et un large sourire aux lèvres. Laura Mora dégage la même ferveur pour le cinéma que celle qui anime les jeunes protagonistes de son nouveau film pour récupérer leurs terres. Avec la réalisatrice de Los Reyes del Mundo, Concha de Oro au festival de San Sebastián, nous parlons de cette jeunesse mise au ban de la société colombienne ainsi que de la surprenante et périlleuse région du Bajo Cauca et du conflit autour des terres expropriées.


Comment est née l’idée de réaliser ce second long métrage dans lequel un groupe de garçons vivant dans les rues de Medellin se lance dans un voyage avec pour objectif récupérer des terres ?

Mon premier film, Matar a Jesús, inspiré par l’assassinat de mon père, a été pour moi un acte libérateur. Ce fut pour moi une expérience personnelle très intense et qui a nécessité des années de réflexion. Une fois le film achevé, j’ai décidé de partir en voyage vers la mer. C’est ce même voyage que font les jeunes protagonistes de Los Reyes del Mundo. Un voyage de Medellin vers le nord, un trajet que j’ai fait à de nombreuses reprises tout au long de ma vie. Depuis mon enfance, ce parcours m’a toujours fasciné. On traverse des régions montagneuses d’une extrême beauté comme Antioquia ainsi que le Bajo Cauca qui sont des lieux profondément marqués par la violence.

C’est durant ce voyage en voiture que des images me sont apparues avec insistance. J’ai vu des jeunes traversant ce paysage, émerveillés, à la recherche d’une place dans ce monde. Ce fut tellement fort que j’ai dû m’arrêter en cours de route pour jeter sur le papier les premières notes de cette histoire, « Nous sommes les rois du monde ».

Avec le recul, j’ai réalisé que j’avais été profondément bouleversée par les garçons auditionnés pendant le casting de Matar a Jesús. Tous ces jeunes m’ont confié leur désir de s’en sortir, de trouver un lieu où vivre une vie normale loin de la pauvreté et de la violence. À l’époque, je savais déjà que mon film porterait sur la question des terres expropriées. Au cours de de ce voyage, j’ai imaginé les protagonistes de cette histoire : l’un d’entre eux était sur le point de recevoir une lettre de l’État pour récupérer les terres de ses ancêtres.

Avez-vous rencontré des jeunes de la rue qui souhaitaient récupérer des terres ?

Je dois dire que je n’ai jamais rencontré de jeunes dans une telle situation. Ça a été fruit de mon imagination, mais j’ai toujours été en contact avec des garçons qui ont eu des parcours très difficiles mais qui pourtant ont persisté à toujours aller de l’avant. Il y a tant de beauté en eux ! Ces sont des garçons qui deviennent très vite des « hommes », des garçons pour lesquels la violence fait pleinement partie du quotidien et qui sont malheureusement condamnés à une mort prématurée.

Je me suis toujours identifié à eux. Il y a quelque chose de très poétique dans leur existence, une contradiction insoluble. Ils peuvent être très violents mais en même temps, ils font aussi preuve de tendresse et de beaucoup d’empathie à l’égard d’autrui. Je voulais explorer ce point que l’on oublie trop souvent…Je pense souvent à Pasolini, à ses films et à ses écrits sur la jeunesse romaine de son époque. Je trouve que ses gamins traversent un peu les mêmes situations.

« Le Bajo Cauca est historiquement un territoire très difficile. C’est une région d’une grande richesse, qui regorge de mines d’or, d’argent et de plantations de coca. Et cette richesse est aussi son châtiment »

Les jeunes protagonistes, Ra, Culebro, Sere, Winny et Nano semblent faire partie d’une même famille alors qu’il n’y a aucun rapport de parenté entre eux. Comment avez-vous réussi à recréer ceci ?

Effectivement, le film a quelque chose d’une ode à l’amitié. Pour moi, l’amitié est une grande valeur dans la vie, peut-être parce que même si j’ai une famille extraordinaire, elle est petite. Dans mon cas, les amis sont comme une extension de ma famille. Je souhaitais mettre en lumière la façon dont nos amis peuvent souvent s’avérer être notre bouée de sauvetage.

Ces gamins ne se connaissaient pas. Certains d’entre eux se sont vus de loin auparavant parce qu’ils pratiquent tous le gravity bike. Pendant le tournage, ils se sont sentis très libres, bien accompagnés et avaient très envie de donner corps à leurs personnages. Petit à petit, ils se sont liés d’amitiés. C’était très beau à voir !

À ma grand surprise, Carlos Andrés qui interprète Ra, le leader de la bande, a été le dernier à faire partie du groupe. Nous avions déjà un autre acteur pour son rôle, mais un peu moins d’un mois avant le début du tournage, il a changé d’avis et a renoncé à participer au film. Carlos Andrés est arrivé dans un groupe qui se connaissait déjà et en dépit de sa timidité, il a réussi à s’intégrer à merveille et à faire un excellent travail.

Au cours de ce voyage initiatique, ils vont croiser des gens bienveillants qui vont les aider à continuer leur périple, mais aussi des individus d’une extrême violence…

Effectivement, leur voyage initiatique a beaucoup de l’Odyssée… À Medellin, ils connaissent les codes de la ville, sa violence et ils savent comment se débrouiller. Mais dans la campagne, la violence se manifeste de façon très différente. C’est une violence plus souterraine, plus silencieuse, plus contenue. Pour moi, c’était important de révéler ce point particulier, comment les jeunes de la ville font face à cette autre violence, bien plus sournoise. C’est là-dessus que j’ai construit l’intrigue du film.  

Ce voyage, c’est comme la vie et je souhaitais qu’ils rencontrent aussi d’autres laissés-pour-compte, d’autres individus oubliés comme eux. Des gens qui sont prêts à aider sans rien attendre en retour. Je pense que la Colombie est un pays où les gens, en dépit de circonstances difficiles, sont capables de donner le meilleur d’eux-mêmes. J’appelle cela “la ética de los afectos”.    

Vous avez filmé dans une région très dangereuse, le Bajo Cauca. Parlez-nous de cette expérience…

Le Bajo Cauca est historiquement un territoire très difficile. C’est une région d’une grande richesse qui regorge de mines d’or, d’argent et de plantations de coca. Et cette richesse est aussi son châtiment. Ces sont des lieux très marqués par la violence et par l’absence de l’État. Lorsque nous avons pris la décision de tourner sur place, même les journalistes les plus aguerris nous disaient que ce n’était pas une bonne idée. Mais avec ma productrice qui est aussi obstinée que moi, nous nous sommes rendues sur place…

Nous avons pris notre temps et petit à petit, nous avons noué des relations avec la population locale. Nous avons rencontré des personnalités investies dans la culture, la défense de l’environnement ou celle des droits sociaux et n’avons jamais eu aucun problème. Au contraire, les habitants du Bajo Cauca nous ont très bien accueillis et aidés. D’ailleurs, beaucoup d’entre eux ont participé au film comme acteurs ou assistants de production… Je pense aussi que le fait de faire un film, une fiction, nous a ouvert des portes. Ils étaient enthousiasmés par l’idée de participer à un tel projet.

Où en est-on du processus de restitution des terres ?

Concernant la restitution, on peut toujours parler d’une dette historique. Pendant des années, le sujet a été mis de côté, personne ne voulait rendre les terres… Ça a soulevé et soulève encore beaucoup des polémiques. C’est une question très délicate, l’un des sujets clés des accords de paix en Colombie. C’est un sujet sur lequel j’ai beaucoup lu. Certains cas sont bouleversants. Il y a de gens qui sont mort en attendant la restitution de leurs terres…

À l’heure actuelle, le nouveau gouvernement à caractère progressiste avec le président Gustavo Petro à sa tête a mis à nouveau le sujet au centre du débat. Il y a eu des sentences de non restitution annulées et beaucoup d’hectares de terre ont déjà été rendues. En ce moment, il y a beaucoup d’espoir à ce sujet…

Pensez-vous que le cinéma puisse aider à guérir les blessures de votre pays ?

En général, je pense que l’art aide à regarder le monde d’une façon plus avisée. L’art m’a permis de comprendre la complexité de l’être humain et, en quelque sorte, de devenir plus tolérante envers les autres. Néanmoins, je ne pense pas que l’art puisse résoudre des problèmes de société. Comme le disait Tarkovski« L’art n’a jamais résolu de problèmes, mais il a préparé l’être humain à appréhender le bien ». Et je trouve cela déjà très beau.

Retrouvez ici notre chronique du film Los Reyes del Mundo

Crédits : photo principale, Laura Mora © Rezo Films / photo médaillon, Laura Mora © Juan Cristóbal Cobo


FICHE DU FILM


Affiche Los Reyes del Mundo (2023)
  • Titre du film : Los Reyes del Mundo
  • De : Fernando Mora
  • Date de sortie : le 29 mars 2023
  • Durée : 1h51
  • Distributeur : Rezo Films