Avec son dernier long métrage, Ciudad sin sueño, Guillermo Galoe dévoile un visage méconnu mais profondément humain de la Cañada Real, un lieu hors du temps en banlieue de Madrid où vivent entassées les laissés pour compte de la société. Dans cet entretien, le réalisateur espagnol évoque la genèse de son film, sa collaboration avec l’acteur Antonio Fernández Gabarra et le passage de Ciudad sin sueño à Cannes où il a remporté le prix SACD.
La Cañada Real, à 15 km de Madrid, est le plus grand bidonville d’Europe. Comment vous est venue l’idée de tourner un film sur ce lieu si décrié ?
En 2015, je tournais Frágil Equilibrio à Madrid, film dans lequel on suivait plusieurs familles qui avaient été touchées par les expulsions lors de la crise de 2008-2014. Un jour, je me suis retrouvé dans un immeuble de logements sociaux à Valdecarros, où régnait une situation insensée suite à la vente de ces logements à des fonds vautours. Ces fonds installaient dans les logements des familles qu’ils avaient réussi à expulser des personnes vivant dans de très mauvaises conditions à proximité, dans le secteur 6 de la Cañada Real. Ils utilisaient des personnes en situation d’extrême marginalisation, et je dis « utilisaient » car ils les expulsaient ensuite elles aussi, afin d’atteindre leurs objectifs et de spéculer sur le logement social.
À ce moment-là, je me suis rendu à la Cañada, un lieu que je connaissais de réputation par les médias, et ce que j’ai vu était très différent de ce que j’avais en tête. J’ai bien sûr vu un lieu extrêmement décalé, presque hors du temps, un monde en marge de tout, situé à seulement 15 minutes du centre de Madrid. Mais, j’ai aussi vu de nombreuses familles modestes, de la classe ouvrière, qui luttent pour être considérées, pour être reconnues. Et j’ai aussi ressenti une énergie, une lumière en elles qui m’a profondément ému. J’ai alors intuitivement senti que mon prochain film se ferait là-bas.
J’ai continué à travailler sur Frágil Equilibrio et ce n’est que plus tard, en 2019, que j’ai pu me mettre à travailler sur la Cañada de manière constante. J’ai rapidement réalisé que faire un film tel que je l’imaginais, un film avec la communauté et non un film sur la communauté, me prendrait beaucoup de temps.
Au début, j’y allais simplement, je rencontrais des familles, je passais du temps avec elles. Puis j’ai commencé à organiser des ateliers de cinéma avec des enfants et des adolescents, parfois avec leurs parents aussi, dans lesquels nous réalisions de petits films avec des téléphones portables. J’ai toujours clairement indiqué que j’avais l’intention de faire un film, mais je n’ai sorti ma caméra qu’au bout de deux ans, lorsque j’ai senti qu’il y avait suffisamment de confiance pour le faire et que cela ne serait pas violent pour la communauté.
Ma démarche personnelle en tant que cinéaste était de me rapprocher de la Cañada. Mais la seule façon de le faire, pour moi, est de partager non seulement le cinéma, mais aussi la vie avec ses habitants.
À travers Toni, le protagoniste, un adolescent d’origine gitane doté d’une grande présence scénique, nous découvrons le quartier de La Cañada et ses habitants. Qu’est-ce qu’Antonio Fernández Gabarra, qui interprète Toni, a apporté au personnage et comment s’est passée la collaboration avec lui ?
J’ai voulu dépeindre tout ce que j’ai vécu à la Cañada Real à travers les yeux de Toni. Il était à deux doigts de devenir adulte, mais son regard conservait encore la magie de l’enfance, libre de tout jugement. Un regard poétique à travers lequel nous plongeons dans un univers cru et complexe, avec des personnages qui pourraient sortir d’un film noir ou d’un western, interprétés dans leur intégralité par les personnes qui vivent là, avec leurs noms et leurs visages, mais dépeints à partir de leur intimité, plutôt que des intrigues propres au genre…
Je me souviens du moment où j’ai rencontré Toni, il était en train de réparer son vélo devant sa maison. Nous faisions des castings pour un court-métrage avec quelques-uns de ses voisins qui m’ont dit qu’ils se sentiraient plus à l’aise de le faire avec un ami et ils m’ont mené à lui. Lorsque nous lui avons proposé, j’ai été surpris par le naturel et le courage avec lesquels il a accepté le projet sans hésiter : c’était un enfant avide d’aventures. Il a fini par être le protagoniste du court-métrage que j’ai réalisé en premier lieu et s’est révélé être un acteur d’un naturel impressionnant.
Lorsque j’écrivais le long-métrage, je pensais toujours à un protagoniste toujours profondément ancré dans l’enfance et le scénario était empreint de cette énergie. Mais bien entendu, quand nous fûmes prêts à tourner le long métrage, Toni avait grandi, du moins suffisamment pour distiller une énergie différente de celle du scénario. Il entrait également dans le flou de l’adolescence et nous avions plusieurs semaines de tournage devant nous. C’était un moment complexe où il fallait évaluer beaucoup de choses et j’ai finalement pris ma décision en me basant sur mes sentiments personnels. Ça devait être lui : en plus d’être un grand acteur qui pourrait porter le long métrage, nous étions devenus amis et nous voulions tous les deux faire ce film ensemble.
Nous avons adapté le scénario à la dernière minute et je pense que c’est l’une des meilleures décisions que je n’ai jamais prises.
Dans toute cette aventure, il y a quelque chose qui m’a beaucoup plu, c’est l’idée de sentir le passage du temps à travers les films, matérialisé dans ce cas par le corps et le visage des acteurs. En regardant le court-métrage, puis maintenant Ciudad sin sueño, je sens à quel point j’ai grandi aux côtés de Toni. Nous avons partagé des années très importantes de nos vies grâce au cinéma.
Comment vous est venue l’idée d’intégrer dans le film des séquences en couleurs filmées grâce au téléphone portable de Toni ?
J’étais intéressé par l’idée de valoriser ce qui s’estompe à travers la beauté et la magie que toute réalité peut receler. Et ce qui est inhérent au cinéma, c’est précisément sa capacité à créer de la magie et de l’émerveillement, comme le regard d’un enfant.
Le film, tout comme Toni, revendique la liberté, vibre comme son regard. À tel point qu’il intègre son propre geste « filmique » : Toni se filme lui-même et ce qui l’entoure avec un téléphone portable. Il crée des images libres, extrêmes comme son environnement et les couleurs explosent à l’écran, inspirées des contes et légendes racontés par ses grands-mères : je voulais donner de l’importance au mot, au récit et dans le travail avec les acteurs, nous avons mis l’accent sur la conservation de leur façon de parler, avec toutes ses nuances et ses particularités.
Sur le plan esthétique, nous voulions trouver de nouvelles images, libres, et laisser de la place au mystère, sans nous éloigner des personnages ni nous mettre devant eux.
L’idée que le protagoniste lui-même filme dans le film est aussi liée à une réflexion sur la représentation de certaines personnes qui n’ont normalement pas leur place au cinéma.
Dans le film, je voulais établir un dialogue entre ces deux types d’images et quelles s’inspirent les unes des autres. Par exemple, Toni filme de longs plans séquences, sans coupure, avec des panoramiques à 360°, redécouvrant avec curiosité ce qui l’entoure. J’intègre également ce langage à certains moments du film, sans coupure, découvrant avec ma subjectivité le monde que je filme. Deux subjectivités qui appartiennent au même univers, celui du film.
Je souhaitais réfléchir au pouvoir des images pour remettre en question cette idée si catégorique de la vérité qui m’inspire généralement de la méfiance, surtout lorsqu’il s’agit de filmer un monde et des personnes qui ont souffert de discrimination à travers une utilisation misérabiliste ou paternaliste de leurs images. J’étais très curieux d’apprendre à regarder comme Toni, tout en me sentant libre de m’exprimer à travers ma subjectivité dans un contexte délicat comme celui de la Cañada où je n’ai jamais voulu perdre de vue la dimension éthique de chaque image.

« Ma démarche personnelle en tant que cinéaste était de m’approcher de la Cañada. Mais la seule façon de le faire, pour moi, est de partager non seulement le cinéma, mais aussi la vie de ses habitants »
Le film dégage une grande authenticité, mais aussi une grande poésie. Avez-vous pu facilement trouver cette poésie à La Cañada ?
« Ne courez pas après la poésie. Elle pénètre d’elle-même par les interstices », disait Bresson.
Pour beaucoup de ses habitants, comme le grand-père de Toni, La Cañada est le dernier grand espace de liberté. Avez-vous ressenti cette liberté ?
Ma méthode de travail est assez intuitive, elle exige de la liberté et est étroitement liée au monde réel qui se présente à mes sens et à mon interaction avec lui. Je pense que mes films, jusqu’à présent, sont le résultat d’une exploration du monde qui, comme tout bon voyage, se transforme en introspection : une façon de me retrouver moi-même dans l’Autre, et vice versa.
Tout au long du processus de travail que j’ai mené à la Cañada, j’ai recherché cette liberté et essayé de faire en sorte que l’espace nécessaire à son existence ne soit pas limité. Mais en même temps, c’est complexe, car dans un contexte comme celui de la Cañada Real qui, de par sa nature, est si difficile à contrôler, le plus naturel serait de courir après la réalité qui s’échappe à tout moment. Et nous voulions conclure un pacte avec la réalité, dans ce cas une réalité extrêmement chaotique : nous voulions contrôler la cohérence du langage, des images, suivre un scénario tout en laissant de la place à l’improvisation et à la magie de l’inattendu tout en étant prêts à la filmer. C’était complexe, mais nous sommes très satisfaits du résultat.
Ciudad sin sueño a été présenté à Cannes lors de la Semaine de la Critique où il a été très bien accueilli. Qu’est-ce que cela a signifié pour vous ?
Ciudad Sin Sueño est le résultat de six années passées à faire du cinéma aux côtés d’une communauté qui vit en marge de la société. Présenter le film au Festival de Cannes, l’épicentre du cinéma mondial pendant la Semaine de la Critique et recevoir le prix SACD récompensant l’auteur, le scénario et la réalisation, nous a procuré une grande satisfaction.
La Semaine de la Critique est une section qui a marqué les débuts de grands cinéastes. Dès les premiers instants de la sélection, j’ai senti que le film, les acteurs et l’équipe étaient très bien traités, ce qui était très important pour moi.
Cannes a été l’espace parfait pour que la voix de ce film se fasse entendre, un formidable élan pour la sortie en salles ainsi qu’un moment merveilleux de partage avec le public.
Retrouvez ici notre critique du film Ciudad sin sueño.
Crédits photo principale : Portrait Guillermo Galoe © Pan Distribution