L’opportunité de voir sur les écrans français un film venu du Costa Rica est rare. À l’occasion de la sortie de Domingo et la brume, nous avons pu rencontrer son réalisateur, Ariel Escalante Meza. Il évoque ainsi la genèse et le tournage de ce long métrage présenté en 2022 dans la catégorie Un certain regard à Cannes. Une première qui constitue une véritable victoire pour le cinéma costaricien et d’Amérique Centrale.


Comment vous est venue l’idée de réaliser Domingo et la brume, cette histoire dans laquelle un homme veuf d’un certain âge refuse de vendre son terrain sur lequel des entrepreneurs veulent construire une autoroute ?

L’idée vient de plusieurs sources. D’une part, je suis très intéressé par le thème du deuil. C’est un sujet que j’ai déjà dans mes films précédents. Avec Domingo et la brume, j’ai voulu explorer un nouvel aspect de ce sujet. Domingo, le protagoniste, n’était pas très gentil avec sa femme de son vivant. Ça me permet d’aborder les questions de la culpabilité et de la masculinité toxique en plus de celle du deuil.

D’autre part, début 2019, au moment où j’ai commencé à écrire le scénario, Sergio Rojas, un chef indigène Bribri du territoire de Salitre, a très probablement été assassiné par la bourgeoisie dans un conflit lié à la réappropriation des terres. J’ai été profondément marqué par cet événement et ai commencé à m »interroger sur la répartition de la terre et l’aggravation des violences au Costa Rica, deux questions qui, depuis, ne me quittent plus. 

Pire encore, un an plus tard, Jehry Rivera, un autre chef indigène Bribri, le successeur de Sergio Rojas, a été assassiné au cours du même conflit. Et pour couronner le tout, le président de la République de l’époque, Carlos Alvarado Quesada, s’est dépêché de clore ces deux affaires, sans véritable enquête, en dépit de la demande de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. 

« Je ne fais pas des films pour rechercher l’harmonie »

Dans le film, la brume est quasiment un personnage à part entière. Pouvez-vous nous en dire plus sur sa signification ?

J’ai toujours préféré le gris au noir et au blanc. D’une certaine manière, je suis un peu obsédé par des choses qui existent et disparaissent presque aussitôt. Mais également pour des choses qui peuvent avoir plusieurs significations. Dans le film, le brouillard était une invitation à pouvoir parler de beaucoup de sujets, sans avoir à trop en dire. Le brouillard incarne différentes métaphores. Tout d’abord, le deuil et le fantôme de l’aimée, qui apparaît et disparaît sans crier gare.

La brume me sert aussi à parler de la terre. Personne n’a besoin d’une raison pour défendre ce qui lui revient de droit, mais Domingo a une raison de poids supplémentaire qui le fait s’accrocher à son bien : s’il quitte la maison, il perd le seul contact qui lui reste avec son épouse.

Au final, pour moi, Domingo et la brume est un film de fantômes et pas seulement à cause de ce fantôme qui survient avec le brouillard. Je pense aussi à ce soi-disant « progrès » néolibéral comme à un fantôme, une sorte de monstre à mille têtes que l’on entend s’approcher de toutes parts mais que l’on ne voit jamais vraiment. 

C’est un film à la thématique sociale, mais il y comporte aussi une sorte de réalisme magique, un côté fantastique. Cette idée était-elle claire dès le départ ?

L’élément fantastique a été le premier que j’ai choisi. En grandissant au Costa Rica, il est difficile de ne pas avoir une relation très étroite avec la nature. Et depuis que je suis enfant, mon élément préféré, c’est le brouillard. Comme je l’ai déjà mentionné, le brouillard a cette particularité d’apparaître et de disparaître aussitôt, ce qui le rend, par définition, fantomatique.

En fait, le lieu où le film a été tourné, Cascajal de Coronado, m’est venu avant l’intrigue ou même les personnages qui y sont représentés. Je connaissais très bien cet endroit et je savais que je voulais tourner là-bas, tout simplement parce que le brouillard y est très présent. On peut dire que l’idée de créer un fantôme à partir de la brume a été la genèse poétique du film.

En Amérique latine, nous avons un rapport très particulier avec les morts, qui s’inscrit dans notre éducation catholique très omniprésente, mais aussi dans les traditions folkloriques du pays. Pour moi, c’est important de s’appuyer sur cette grande richesse culturelle dans mon cinéma. D’une certaine façon, nous, les latino-américains, avons besoin d’expliquer notre réalité à travers le surnaturel. On pourrait même dire que l’Amérique latine a été surréaliste, bien avant l’avant-garde européenne du XXe siècle.

Pour Domingo et la brume, vous avez fait appel à des acteurs professionnels, mais aussi à des acteurs non professionnels. Qu’a apporté ce parti pris au film ?

J’aime faire des films en suivant le principe marxiste de renforcement du conflit. Je ne fais pas des films pour rechercher l’harmonie. Et comme le film a déjà un côté fantastique, pour trancher avec ça, j’ai souhaité faire ressortir le réel à l’état brut, en m’inspirant du cinéma-vérité. Même si j’ai respecté le contenu dramatique des scènes écrites dans le scénario, la plupart des dialogues du film ont été improvisés par des acteurs non professionnels sur le plateau. 

Dans le même ordre de choses, j’aime beaucoup le principe de ne pas déclasser les films provenant du néoréalisme italien et du nouveau cinéma latino-américain des années 60. Et puisque nous parlons d’un conflit social, je souhaitais que l’histoire soit racontée par des membres de la classe ouvrière, principalement par des gens de la communauté de Cascajal de Coronado.

Pour moi, l’idée d’associer des acteurs non professionnels à des professionnels vient renforcer l’idée de conflit et apporte plus de profondeur dans le jeu de l’ensemble des comédiens. Les acteurs non professionnels jouent pour la première fois et font appel à leur ingéniosité. À contrario, les professionnels s’appuient sur leur solide technique. À la fin du tournage, je pense que les acteurs professionnels jouaient comme s’ils étaient des acteurs naturels et vice versa.

Au Costa Rica, la nature est extraordinairement riche. Les politiciens et les Costariciens sont-ils conscients de sa fragilité et de la nécessité de la préserver ?

J’ai un avis très partagé sur le sujet. Je reconnais les efforts de l’État costaricien pour préserver la nature. Il y a eu des progrès impressionnants en matière de reboisement depuis les années 1970. En revanche, je suis très critique quant à la façon dont le Costa Rica a réussi à capitaliser et gérer l’écotourisme. Je trouve que le gouvernement néolibéral – qui nous gouverne sans discontinuer depuis 1982 – a utilisé notre condition de « paradis naturel » comme une sorte de monnaie d’échange.

Je pense souvent aux conflits répétés dans le nord-ouest du Pacifique concernant l’accès à l’eau, où plusieurs communautés ont été laissées pratiquement « à sec » au détriment du développement hôtelier et du boom immobilier d’expatriés célèbres. Je pense aussi au meurtre en 2013 de Jairo Mora Sandoval, un écologiste de 26 ans qui a été tué pour avoir protégé des nids de tortues luth sur la côte atlantique.

Qu’avez-vous ressenti quand le film a été présenté à Cannes dans la catégorie Un Certain Regard ?

C’était une très belle expérience. Je n’avais jamais présenté mon cinéma sur une plate-forme aussi vaste et prestigieuse. À Cannes, les films ont la possibilité de dialoguer entre eux, mais aussi avec un public dévoué et critique. Grâce au festival, Domingo et la brume a eu une vie à l’international, ce que je n’avais pas imaginé possible avant.

Et puis, c’était la première fois que le Costa Rica, et même l’Amérique centrale, faisait partie de la sélection officielle du festival ! Représenter votre pays et votre région est quelque chose de très particulier, surtout quand c’est dans le domaine de votre passion, le cinéma.

Enfin, pour conclure, l’équipe de Domingo et la brume est composée de mes meilleurs amis, pour la plupart, des proches de longue date. Pouvoir partager cette expérience avec eux a été unique. Je ne pourrai jamais l’oublier.  

Retrouvez ici notre chronique de Domingo et la brume.

Crédits photos : portrait d’Ariel Escalante Meza © Celeste Polimeni


FICHE DU FILM


Affiche Domingo et la brume d’Ariel Escalante Meza (2023)
  • Titre du film : Domingo et la brume
  • De : Ariel Escalante Meza
  • Date de sortie : le 15 février 2023
  • Durée : 2h
  • Distributeur : www.epicentrefilms.com