À seulement 36 ans, elle a déjà marqué l’histoire du cinéma espagnol en remportant l’Ours d’or à la dernière Berlinale avec son second film, Nos Soleils. Nous avons rencontré la réalisatrice barcelonaise Carla Simón lors de son passage à Paris au dernier étage d’un petit hôtel d’où l’on aperçoit les toits des bâtiments avoisinants. Elle se présente avec le plus lumineux de ses sourires et une douceur qui n’appartient qu’à celles qui viennent tout juste d’être mère. Elle évoque alors son nouveau long métrage qui nous plonge avec une authenticité saisissante dans la Catalogne rurale.


À l’instar d’Eté 93, Nos Soleils, votre second film, s’inspire également de votre propre histoire personnelle. D’où vient ce besoin de raconter l’histoire de cette famille d’agriculteurs fruitiers ?

Je n’ai pas grandi à Alcarrás, mais dans le village où prend place l’action de mon premier long métrage, dans la région de la Garrotxa. Alcarrás est le village de ma mère, un lieu où nous passons ensemble nos vacances. J’ai rapidement réalisé que cet endroit était très cinématographique. On l’appelle même le Far West catalan. C’est une région assez plate où la nature est en quelque sorte dessinée par l’homme.

À la mort de mon grand-père, je me suis demandé quelles seraient les conséquences si cet endroit, tel qu’on le connait et où habite une partie de ma famille, venait à disparaître. Je connaissais la difficile situation des agriculteurs. De nombreuses familles sont obligées d’arrêter la production de pêches car elles n’arrivent plus à subvenir à leurs besoins. De mon côté, ma famille est pour le moment épargnée et elle continue à cultiver des pêches, mais cette problématique m’a semblé très intéressante.

Il est clair que l’agriculture en famille, celle des petits producteurs, est en train de disparaître. Et avec elle disparaît aussi un mode de vie millénaire, au plus près de la terre, où plusieurs générations partagent le même toit et où la transmission du savoir se fait toujours de père en fils.

Ceci dit, la dimension fictionnelle est bien plus importante dans Nos Soleils qu’elle ne l’était dans Été 93 qui est pour moi un film autobiographique, inspiré de mon enfance.    

Justement, dans le film, vous dressez le portrait d’une grande famille d’agriculteurs dans laquelle grands-parents, parents et petits enfants habitent tous ensemble. Comment avez-vous réussi à recréer cette tribu ?

D’abord, je suis partie de la figure du père. Mais j’ai rapidement réalisé que je n’avais pas le vécu ni la vision d’un agriculteur de 45 ans. Bien sûr, j’avais l’expérience de mes oncles, mais ce n’était pas suffisant.

« Recréer une grande famille le plus naturellement possible a été le défi le plus important du film au niveau de l’écriture, de la planification et du montage »

En même temps, j’appartiens à une grande famille et je sais pertinemment ce que cela signifie. Surtout, je connais bien son mode de fonctionnement et comment les émotions des uns peuvent façonner celles des autres, notamment lorsqu’on fait face à une crise. C’est comme ça que j’ai commencé la construction de ce récit choral. Recréer une grande famille le plus naturellement possible a été le défi le plus important du film au niveau de l’écriture, de la planification et du montage.

Dans ce film, je travaille avec des acteurs non professionnels. Mais je n’ai pas trouvé une famille complète sinon des personnages individuels qu’il a fallu assembler. Quatre mois avant le tournage, nous avions décidé de loueur une maison pour que les acteurs puissent apprendre à se connaître en passant du temps ensemble afin que chacun puisse se plonger petit à petit dans son rôle et qu’une intimité et une mémoire partagée naisse entre eux.

Les scènes avec les enfants sont très réalistes. Vous avez une sensibilité toute particulière avec eux…

J’aime beaucoup filmer les enfants. D’une part, il y a une chose qui, pour moi, est clé chez les enfants. Ils m’aident toujours à trouver le ton que je cherche, ce petit je-ne-sais-quoi de frais, de naturel, de spontané… Et cela n’arrive pas qu’avec eux mais aussi avec les adultes. Lorsqu’il y a des enfants sur un tournage, l’adulte s’oublie un peu lui-même, il se met au service de l’enfant, à son niveau. D’un coup surgit à mes yeux une sorte de magie qui ne se produit pas entre adultes, qui sont souvent trop concentrés.

D’autre part, le regard des enfants est une chose de profondément cinématographique. Ils ne comprennent pas tout et je trouve que cette dimension de découverte permanente a beaucoup à voir avec le cinéma…  

Avez-vous ressenti une certaine pression en filmant un lieu si familier, que vous connaissez si bien ?

Oui, absolument. Ma mère vient de ce village et elle me disait toujours de faire attention : « tu te rends toujours en vacances mais tu ne connais pas si bien le village, en tout cas, pas aussi bien que moi. » Pour moi, dans ce projet, la partie enquête a été très importante. Dès le départ, mon idée était de raconter l’histoire de l’intérieur, du point de vue d’une famille habitant le lieu. Je ne voulais pas d’un regard extérieur.

C’est la raison pour laquelle j’ai invité Arnau, le co-scénariste qui est né là-bas, à écrire avec moi. Nous avons passé deux étés entiers dans la maison de mes oncles au village. C’est une maison entourée de pêchers. Entre ses murs, nous écrivions ensemble pendant que ma famille, dès 6h du matin, travaillait aux champs. De temps à autres, on allait les voir. Ça nous a permis d’intégrer des choses qui se sont réellement passées au scénario et qui ont alors donné au film tout son sens. Cette proximité a été précieuse pour nous.

Par ailleurs, le processus de casting a été également très riche dans ce sens-là. Pendant un an, nous avons vu environ 9000 personnes. Nous avons rencontré et discuté avec beaucoup de gens. Tout cela a nourri et profondément marqué le scénario, au point d’en changer même la fin. J’avais en tête une fin très précise, et j’ai changé d’idée à mesure qu’on s’imprégnait des expériences et des récits de vie des villageois.

Avec Nos soleils, vous avez remporté l’Ours d’or. Et avec votre film précédent, Eté 93, trois Goya ainsi que le prix du meilleur premier film à la Berlinale. Est-ce que tous ces prix ne vous donnent pas le vertige ?

À vrai dire, j’ai ressenti beaucoup de pression après le premier film. Mais lorsqu’on a gagné l’Ours d’or pour Nos Soleils, je me suis dit de suite que tous ces efforts n’avaient pas été vains. Tout ce qu’on a fait pendant près de trois ans portait finalement ses fruits. Pour toute l’équipe, ce projet était très dur et exigeant. Dans le monde actuel, tout va très vite et on attend toujours de nous que l’on fasse les choses rapidement. Parfois, je me sens investie d’une sorte de résistance et je me dis souvent à moi-même : « continue comme ça, doucement. Chaque chose a son temps. »  

Que pensez-vous du cinéma espagnol et de cette nouvelle génération de femmes réalisatrices, dont vous faites vous-même partie ?

Effectivement, c’est un très beau moment. Nous avons le sentiment d’appartenir à une nouvelle génération. Le plus important, c’est notre idée de partage de notre cinéma. Nous nous donnons des conseils par rapport à nos projets respectifs et nous nous soutenons mutuellement.

C’est notamment le cas avec Clara Roquet (Libertad) ainsi qu’avec Elena López Riego (El Agua) avec laquelle j’étais en résidence. Et bien d’autres encore, comme Celia Rico, Mar Col, Meritxell Colell… La plupart d’entre-nous habitons à Barcelone et ça nous permet de faire vivre au quotidien cette solidarité. Car parfois, en tant que réalisatrice, on peut se sentir très seule…  

Retrouvez ici l’article sur Nos Soleils.

Crédits photos : Carla Simón © David Ruano

Retrouvez ici notre chronique du film Nos Soleils


FICHE DU FILM


Affiche du film Nos Soleils (2023) de Carla Simón
  • Titre original : Alcarrás
  • De : Carla Simón
  • Date de sortie : le 18 janvier 2023
  • Avec : Jordi Pujol Dotcet, Ana Otín, Xenia Roset
  • Durée : 2h00 min
  • Distributeur : Pyramide Films