Nous avons récemment interviewé João Miller Guerra et Filipa Reis, les réalisateurs de Légua, un film qui a reçu un excellent accueil à Cannes et qui a pour titre le nom d’un petit village au Nord du Portugal. Dans ce village se trouve une maison bourgeoise dans laquelle travaillent deux femmes, les protagonistes de cette belle histoire d’amitié et transmission…


Comment est née l’idée de réaliser Légua, un portrait générationnel et féminin dans le Portugal rural ?

J. M.G : L’idée du film est venue de la maison où nous avons tourné. Je me rends dans cette maison depuis mon enfance. C’est une maison qui appartient à ma famille depuis de nombreuses générations. En fait, Filipa est également venue dans cette maison parce que nous sommes un couple et qu’elle connaît aussi très bien l’endroit. Nous voulions passer plus de temps là-bas, loin de la ville.

Nous avons réfléchi à une histoire à raconter sur ce lieu et ses environs. Deux événements se sont produits. La dame qui avait toujours vécu là et qui s’occupait de la maison est tombée malade et quelqu’un qui l’a toujours soutenue a décidé de rester avec elle et de l’aider à traverser la maladie. C’est ainsi qu’est née l’idée d’écrire ce film de fiction.

F. R : De mon côté, ce qui m’a intéressée le plus, c’étaient les gens sur place. Les femmes qui s’occupaient de la maison et le fait que les nouvelles générations ne voulaient pas faire la même chose qu’elles. La plupart des jeunes quittent l’endroit pour étudier et ils ne reviennent pas. C’est tout le contraire de leurs mères qui n’ont jamais étudié et sont toujours restées au village.

Pour moi, c’était très intéressant d’explorer trois générations de femmes issues de Légua, mais aussi d’explorer les relations de pouvoir entre deux femmes qui travaillent pour les propriétaires d’une grande maison. L’une, la plus âgée, était la patronne de l’autre et lorsqu’elle tombe malade, la plus jeune décide de rester à ses côtés pour l’accompagner.

Le film est éminemment social et le manoir dans lequel se déroule l’action joue un rôle fondamental dans la contextualisation de deux mondes différents : celui des propriétaires (bien qu’ils ne soient pas présents dans le film) et celui des domestiques…

J. M. G : Je pense que cette charge sociale dont nous parlons s’explique par ce que Filipa vient de dire. Lorsque nous avons eu l’envie initiale de rester à Légua et d’y passer plus de temps, nous avons rapidement remarqué les changements qui se produisaient autour de nous. Beaucoup de maisons ont été vendues, beaucoup de jeunes sont partis faire des études et sont restés dans les villes loin de la campagne pour avoir une meilleure chance dans la vie. Et ceux qui restaient devenaient de plus en plus seuls. Les gens changent et leurs liens entre eux aussi parce qu’ils vieillissent.

F. R : Et il y a aussi cette relation avec la maison. Une maison où Emília travaille toujours depuis qu’elle a dix-huit ans, elle ne s’est jamais mariée, elle n’a jamais quitté la maison donc, en quelque sorte, la maison lui appartient sans vraiment lui appartenir car elle a des propriétaires même s’ils ne viennent plus vraiment sur place…  Nous avons beaucoup réfléchi sur ce point. Dans le film, les deux protagonistes ont commencé à occuper des pièces, des espaces reversés aux propriétaires et à se servir d’objets qu’elles n’avaient jamais utilisés avant.

J. M .G : Dans un sens, on pourrait dire qu’elles sont les véritables propriétaires de la maison, ce sont elles qui aiment y vivre et ce sont elles qui, en prenant d’elle soin par leur travail, bénéficient des avantages d’y habiter.

F. R : Pour nous, il y a quelque chose de très important dans le film, c’est l’idée des cycles. L’idée d’un lieu qui évolue et change avec les cycles. Les cycles de l’agriculture, les cycles des saisons, les cycles de la vie et de la mort. La maison est toujours là, mais elle a changé et les gens qui y vivent changent aussi.

J. M. G : Quelque part, nous parlons dans notre film de cette idée de l’impermanence…

Portrait des réalisateur João Miller Guerra et Filipa Reis

« Le film parle aussi du pouvoir des femmes de décider, des femmes qui sont maîtres de leur vie »

Légua montre une société rurale dans laquelle il n’y a pratiquement pas de travail et où il est difficile d’avancer, mais c’est aussi une société dans laquelle les relations entre la famille et les voisins sont très étroites et prévalent sur l’aspect économique. Dans ce sens, Ana décide de mettre sa vie de côté pour s’occuper d’Emília lorsque celle-ci tombe malade. Pensez-vous que ce type de situation est plus fréquent à la campagne qu’en ville ?

F. R : Je pense qu’il est plus commun pour les gens de s’occuper des autres, qu’il s’agisse de leur famille ou de leurs amis proches, en cas de maladie à la campagne. Même si les liens sont les mêmes, la vie que l’on peut mener dans cet endroit est vraiment différente. Vous n’avez pas la pression de la ville, ni du travail en milieu urbain. Le rapport au travail et au temps est très différent. À la campagne, il y a un rythme plus proche de la vie, un rythme plus proche du cœur.

J. M. G : Oui, définitivement, ce genre de situation est plus fréquent à la campagne. Je pense que c’est clairement une question de temps. Comment nous vivons le temps. Pour nous, il était très important que le film aborde cette question. Comment commençons-nous la journée ? Comment la finissons-nous ? Quelles décisions prenons-nous tout le long ?

Légua, c’est aussi un film sur l’amitié, sur une amitié féminine. L’histoire porte sur de vraies amies. La vieille dame Emília a toujours aidé Ana. Notamment, lorsqu’Ana était seule pour s’occuper de ses enfants alors que son mari travaillait en France. La décision d’Ana est finalement une façon de rendre un service à son amie comme cette dernière l’a fait par le passé.

Et puis, en prenant cette décision, Ana découvre qu’elle préfère rester à la campagne même si ce n’était pas ce qu’attendait d’elle son mari et sa fille. Elle réalise qu’elle appartient à cet endroit. Elle n’est pas comme Emília, mais elle veut rester, s’occuper du jardin, des poules… En définitive, continuer à faire toutes ces choses qu’on ne peut pas faire en ville.

F. R : C’est également un moment qui permet à Ana de ressentir son corps, d’être en contact avec son corps. Il ne s’agit pas seulement de prendre, par exemple, un bain de soleil, mais aussi de savoir comment le soleil enrichit le corps et quel effet il produit. Le film parle aussi du pouvoir des femmes de décider, des femmes qui sont maîtres de leur vie.

Emília choisit de mourir dans la maison et de ne pas aller à l’hôpital et Monica choisit de partir étudier. Quant à Ana, malgré l’amour qu’elle a pour son mari et la bonne relation qu’ils entretiennent, elle décide de rester à Légua, proche de la nature. Il est plus important pour elle de rester sur place que d’aller travailler en France pour un meilleur salaire.

Le film met également en évidence les différences marquées entre les générations : le personnage de Monica, la fille d’Ana, était-il essentiel pour parler des différentes façons de voir le monde ?

F. R :  Oui, pour nous, Monica était un personnage clé dans l’histoire parce qu’elle représente le temps présent, elle est comme le pont avec le monde extérieur et le village de Légua.

J. M. G : En effet, Monica n’accepte pas les choses telles qu’elles sont. Je pense qu’elle représente la fin de ce qu’on pourrait appeler « l’Ancien Régime » à la campagne où les pauvres comme Emília acceptent de travailler dans une grande bâtisse pour des propriétaires. Monica n’est plus intéressée par cela. Elle veut réussir sa vie.

Le travail des deux actrices principales, Carla Maciel et Fatima Soares, est remarquable. Comment avez-vous préparé les rôles avec elles ?

F. R : Légua est notre deuxième film. Nous venons du documentaire et nous avons donc l’habitude de travailler avec des acteurs non-professionnels. Cette fois-ci, nous avons eu un scénario que nous voulions respecter un maximum et c’est pourquoi nous avons décidé de travailler avec des acteurs professionnels également.

Pour le personnage d’Emília, nous avons fait un grand casting avec des actrices non-professionnelles. Nous avons rencontré beaucoup de femmes de la région et puis nous avons trouvé Fatima Soares. Nous sommes tombés amoureux d’elle. Même si au début, nous avons eu des doutes, car le rôle est très exigeant, Fatima a en elle beaucoup de choses qui ont aidé à construire le personnage.

C’est à ce moment-là que nous avons réalisé que pour le rôle d’Ana, il fallait d’une actrice professionnelle et nous avons fait un casting dans ce sens. Carla Maciel s’est révélée parfaite pour le personnage d’Ana. Quand nous avons vu Carla et Fatima ensemble, nous avons su que ça allait marcher.

Ensuite, nous avons fait beaucoup des répétitions avec Carla et Fatima afin de comprendre comment elles pourraient travailler au mieux ensemble. Sur ce point, nos productrices brésiliennes nous ont parlé de Luciano Risso, un coach pour acteurs, qui s’est rendu sur place pour aider Fatima à préparer son personnage.

Il a également travaillé ensemble avec les deux actrices pour recréer leurs liens d’amitié ainsi qu’avec Ana pour la relation avec son mari et sa fille. Après le départ de Luciano, nous avons fait une résidence de deux semaines dans la maison avec les acteurs. La deuxième semaine, le directeur de la photographie, Vasco Viana, est venu et nous avons travaillé ensemble sur le digital et sur la mise en scène, surtout pour que Fatima soit plus à l’aise avec la caméra… Ensuite, nous avons pu commencer à tourner.

Retrouvez ici notre chronique du film Légua.

Crédits photo principale : João Miller Guerra et Filipa Reis © Francisco Hartley