Rencontre avec Andreas Fontana

" Les banques ne méritent aucune clémence, ni la mienne, ni celle de personne "

Portrait d'andreas fontana, réalisateur

À l’occasion de la sortie d’Azor, nous avons pu nous entretenir avec le réalisateur suisse Andreas Fontana. Au fil de cet interview, le cinéaste nous raconte la genèse et les coulisses de ce thriller économico-politique qui met en scène un pan méconnu de l’histoire récente de l’Argentine, les liens étroits qui se sont tissés entre la banque privée suisse et la junte militaire au pouvoir au début des années 80.


Azor sort dans quelques jours sur les écrans en France. Pourriez-vous nous raconter la genèse de votre film ?

Je crois que le film part à la fois d’une urgence personnelle et d’un sentiment de légitimité. Une légitimité due au fait que mon grand-père était banquier privé, et un sentiment d’urgence parce que j’ai réalisé, à un moment donné, que je ne savais pas d’où je venais.

Que font exactement les banquiers privés ? C’est un monde que je ne connaissais pas, la génération de ma mère avait déjà tourné le dos à la banque, ce milieu me semblait très étranger. La banque privée, à Genève, ce sont quelques familles, historiquement, une dizaine, peut-être quinze, il y a des croisements, des alliances. Ce sont de petites castes qui ont maintenu leur emprise sur ce milieu jusqu’à ce que la banque privée cesse d’être un secteur familial, de « société en commandite », pour entrer dans un système de sociétés anonymes, capitalisées en bourse.

La banque de mon grand-père répondait à une logique d’opacité encore plus importante qu’aujourd’hui. Tout tournait autour de l’idée très ambiguë de la « confiance » : celle du client envers son banquier, et vice-versa, celle du banquier envers son client. Mais aussi celle, plus délicate, du banquier envers ses associés. Il n’y avait aucune vérification d’aucune sorte. Selon quels critères un banquier accorde sa « confiance » à quelqu’un ? Quelle est la « vérité » du banquier privé, quel est son « mensonge » ?

Le film est parti de là, le trouble était lié à ces questions-là. Mon grand-père n’avait pas de lien avec la dictature argentine, mais il y avait une ambiguïté morale chez lui qui est propre à tous les banquiers privés, en Argentine ou ailleurs. Il est clair que, quand on est banquier, on chemine sur une frontière moralement très dangereuse. Mais ce n’est pas un film biographique, Yvan de Wiel n’a pas grand-chose à voir avec mon grand-père.

Portrait d'andreas fontana, réalisateur

« J’ai découvert que les banques suisses ont entretenu des rapports étroits avec la junte militaire, tout comme avec l’élite du pays »

Après avoir réalisé Azor, que pouvez-vous nous dire des relations entre la banque privée suisse et la junte militaire argentine ?

Durant mes recherches, deux ans et demi de travail au sein du milieu universitaire, auprès de journalistes, de banques privées et des milieux fortunés en Argentine, j’ai découvert que les banques suisses ont entretenu des rapports étroits avec la junte militaire, tout comme avec l’élite du pays. Tous les éléments cités dans le film sont documentés. Le Crédit Suisse, par exemple – la seule banque commerciale citée dans Azor –, a été impliquée pendant la dictature dans l’un des plus grands scandales de corruption du pays, l’affaire dite « el caso Ítalo », qui a littéralement ruiné l’État argentin. Malgré un procès au retour de la démocratie, les dirigeants de la banque suisse n’ont jamais été inquiétés.

Par ailleurs, en 1998, soit plus de quinze ans après la fin de la dictature, la procureure de la Confédération Carla Del Ponte a découvert plusieurs comptes ouverts dans des banques suisses par des tortionnaires de la junte argentine. À nouveau, aucune banque ni aucun gérant n’a été poursuivi dans cette affaire. Les banques ne méritent aucune clémence, ni la mienne, ni celle de personne. Je crois que cette culture de la discrétion et du consensus que nous avons en Suisse nécrose beaucoup de débats qui devraient avoir lieu. Le thème du secret bancaire, sur le plan moral, est peu discuté et les milieux concernés n’ont jamais fait de mea culpaAzor est un film qui cherche à décrire avec précision un système. Beaucoup de banquiers privés m’ont confié en découvrant le film : « ce qu’on fait, c’est exactement ça, mais en pire ».

Il y a quelque chose de très littéraire dans votre film, les noms de certains personnages, Dante, Lazaro, mais surtout une intrigue échafaudée comme celle d’un roman noir…

Le caractère littéraire vient, je crois, d’un choix d’écriture. L’idée que, par exemple, le récit se fonde sur des non-dits, sur une sorte de récit secret, sous-terrain, comme dans une nouvelle de Cortázar ou Hemingway ou un récit de Kafka, c’était quelque chose d’assez clair au moment de l’écriture. Et c’est revenu au moment du montage. Avec le monteur, Nicolas Desmaison, nous parlions beaucoup de littérature, de Jean Echenoz, de Bolaño, de bandes-dessinées aussi, puisque le film a un côté « ligne claire » assez assumé, je crois.  

Dans le film il y a une référence assez directe qui est le récit de Conrad, « Au cœur des Ténèbres ». Cette référence est arrivée assez rapidement. Il s’est avéré que la situation qui m’intéressait était claire : le voyage d’un personnage – dans ce cas, accompagné de sa femme – dans un lieu en proie à la violence, sur les traces d’un autre, entouré de rumeurs étranges. J’ai rapidement reconnu que cette image, cette articulation, faisait référence à une idée qui n’était pas la mienne – et il ne s’agissait pas d’un texte secondaire que j’avais en tête, mais de quelque chose d’aussi important que « Au cœur des Ténèbres ». C’est avouer une certaine humilité : on ne fait que répéter sous une forme différente des histoires déjà racontées. Mais j’ai ensuite pensé qu’il était plus intéressant d’explorer cette similitude que de la cacher. Qu’aurait écrit Conrad aujourd’hui, si son personnage avait été un banquier ? Je n’ai pas relu le texte de Conrad pour écrire le scénario, mais j’ai essayé de m’en souvenir un peu, et cela m’a permis d’être assez libre dans l’écriture.

Et puis, il y a l’enquête. Je suis un grand lecteur de Raymond Chandler. Mais j’aime les mystères irrésolus. Quand je lis un polar, je n’aime pas vraiment connaître la résolution de l’énigme. Il m’arrive même d’interrompre ma lecture aux trois quarts du livre. Tant que le mystère flotte, qu’une possibilité reste inexplorée, ça me stimule.

L’interprétation de Fabrizio Rongione, ce banquier à la recherche de son associé disparu et qui semble sortir tout droit d’un conte de Borges, est saisissante. Comment avez-vous préparé ce rôle avec lui ?

La préparation était plutôt classique, on a travaillé sur table, dans un premier temps. Mais on n’est pas tellement entré dans les détails psychologiques du personnage, ce n’est pas ce qui m’intéressait. Un jour, j’ai emmené Fabrizio et Stéphanie Cléau dans une banque privée, à Genève, j’avais réussi à les y introduire comme des clients potentiels, en prétendant qu’il s’agissait de riches amateurs d’art parisiens. Je crois que l’expérience a été très bénéfique, parce qu’il leur a fallu jouer un rôle au sens propre : feindre une appartenance à un milieu.

Fabrizio Rongione est habitué à travailler dans des registres extrêmement variés. Par exemple celui des frères Dardenne ou d’Eugène Green, pour n’en citer que deux. Pour Azor, il y avait une volonté de travailler un rapport non naturaliste, de creuser la dimension artificielle d’un territoire qui était hybride. C’est un script extrêmement documenté, qu’on a tourné dans des décors réels, avec des personnages secondaires joués par des non-acteurs, et en même temps, le texte est suivi à la ligne près par Fabrizio, Stéphanie Cléau et les autres comédiens. Essayer de provoquer des émotions qui sortent de l’ordinaire, des émotions sourdes, pour ainsi dire, et ça avec trois fois rien, je crois que ça m’intéresse davantage qu’un travail plus direct, qui passe par un jeu histrionique, où les émotions sont confiées à l’athlétisme de l’acteur. Je recherche plutôt une retenue chez les interprètes. Parfois, ça permet aussi au spectateur de mieux se projeter.

Les personnages secondaires ont aussi un rôle très important dans l’histoire. Avec eux, vous dressez le portrait des classes dominantes dans l’Argentine de cette époque. Comment avez-vous travaillé cette partie du film ?

Hormis le personnage de Dekerman, joué par un comédien de théâtre, Juan Pablo Geretto, tous les personnages secondaires argentins sont joués par des non professionnels, issus en grande partie du milieu que le film traverse : avocats, financiers, grands propriétaires, héritiers de grandes fortunes. La directrice de casting argentine, Maria Laura Berch, a réussi à créer une structure assez complexe pour « capter » ces gens dans leur milieu. Ensuite, on a fait un casting assez classique. Certains parlaient français, d’autres moins bien, on a travaillé avec leur niveau de langue. Ce qui m’intéressait, avec ce film, c’était aussi de filmer ces corps, ces visages, ces « humanités ».

En Argentine, comme dans la plupart des pays d’Amérique du Sud, les différences de classe sont très marquées et la tension qui en résulte est très forte. Encore aujourd’hui, c’est une société très cloisonnée, avec un sentiment de distinction très fort pour ceux qui appartiennent à la haute société. Ça m’intéressait de filmer ça.

Dans Azor, vous ne faites pas d’allusions explicites à Videla, ni à la junte militaire, ni à la répression contre les opposants au régime, mais vous parvenez à créer une atmosphère particulièrement oppressante par petites touches symboliques, mais aussi et surtout, grâce à des dialogues coup de poing…

Je n’ai pas fait personnellement l’expérience de cette violence d’État. Essayer d’en tirer un divertissement spectaculaire m’aurait paru obscène. Alors qu’en se limitant à suggérer quelque chose de cette terreur, de cette tension extrême liée aux disparitions, de ce climat d’angoisse – y compris au sein de la classe privilégiée – face aux exactions du gouvernement, je crois que le film laisse le spectateur la possibilité de se fabriquer une image de la terreur en puisant dans son propre imaginaire, dans ses propres cauchemars. 

Les atrocités perpétrées par le régime militaire argentin de l’époque sont impossibles à représenter. Cela dépasse l’entendement. Et la rhétorique des personnes qui étaient au pouvoir est d’une violence inouïe. J’ai pu rencontrer, de façon assez rocambolesque, un ancien ministre de l’économie de la junte militaire. Il avait à ce moment-là déjà plus de 90 ans, il s’était écoulé plus de 35 ans depuis la fin de la dictature. Pourtant, ce vieil homme était d’une virulence verbale extrême, exaltée. Il n’avait aucun complexe à me parler comme il le faisait. Il faut imaginer une situation dans laquelle des ultras prennent le pouvoir et se retrouvent avec une sorte de carte blanche pour éradiquer des troubles sociaux de tous types. Ces gens sont entre eux, il y a un sentiment de toute puissance, et une situation d’impunité absolue. Ce sentiment d’impunité passe aussi par le langage. Que le langage des personnages rende compte de cette violence, jusque dans son caractère le plus sourd, le plus glacial, c’était important.

Comment s’est déroulé le tournage en Argentine ?

On a cherché pendant des mois des lieux qui appartiennent réellement au milieu que le film traverse. Avec le chef opérateur, Gabriel Sandru, et mon conseiller artistique, le réalisateur Gabriel Azorin, nous avions une obsession : que le film ne soit pas un « gimmick » des années 80. Nous ne voulions pas d’un film pop, ni d’un film musée. Ce que décrit le film, c’est une mentalité, qui existait déjà avant la dictature, et qui à peu de choses près est toujours la même aujourd’hui. La haute société que décrit le film n’a pas tant envie d’être à la mode que d’appartenir à l’histoire, au patrimoine de son pays. C’est un trait commun des hautes sociétés que de vouloir être atemporelles. On a donc essayé d’être très sobre dans la représentation de l’époque. Il y a les costumes, les coiffures, certaines évidences, mais ça s’est plutôt fait par soustraction : on a enlevé ce qui était moderne, et laissé le reste. Seul l’hôtel Plaza a réellement fait l’objet d’un travail acharné. C’est un hôtel historique de Buenos Aires, mais il était fermé depuis plus d’un an quand on a commencé le tournage. Une grande partie des meubles avait été vendue. La cheffe décoratrice, Ana Cambre, a beaucoup travaillé pour redonner à certains espaces de l’hôtel son lustre d’autrefois, encore qu’un peu décati. Mais il n’y avait que des îlots de luxe ! On tournait dans un hôtel en ruine, dont seuls quelques coins choisis avaient été remis à neuf. C’était vertigineux.

Quels sont vos références en matière de cinéma ?

J’ai étudié la Littérature comparée et l’Histoire du cinéma avant de faire des films. Je ne viens pas de l’industrie du cinéma, en fait je n’avais pratiquement jamais mis les pieds sur un tournage avant de tourner Azor, sauf pour deux courts-métrages où j’ai travaillé comme 1er assistant. Mon expérience de cinéaste est celle d’un spectateur qui passe le rubicond, un « cinéphile », à l’ancienne. Je pense, par exemple, que Fritz Lang, Robert Bresson ou Alfred Hitchcock ont joué un rôle plus important dans ma décision de faire des films que tout autre type de rencontres ou d’événements.

Ensuite, je crois que le cinéma contemporain a besoin de nouveaux récits – par exemple en ce qui concerne la représentation des femmes -, mais je n’ai pas tellement de complexes à puiser sans vergogne dans le cinéma classique, surtout le cinéma américain. Pour préparer le film, avec Gabriel Azorin – qui a eu une importance capitale dans le processus créatif -, nous avons disséqué beaucoup de séquences de films. Azor, par exemple, s’appuie essentiellement sur le champ-contrechamp. Comment s’en sortent David Fincher, Francis Ford Coppola ou Paul Thomas Anderson pour créer une progression dans une scène uniquement tournée en champ-contrechamp ? Et pour la scène du gala, nous avons littéralement pillé une séquence d’Antonioni, dans La Notte, même si à la fin on ne le remarque pas parce qu’on a choisi des focales beaucoup plus longues. C’était un travail passionnant.

Retrouvez ici notre chronique du film Azor.


FICHE DU FILM


Affiche du film Azor d’Andreas Fontana
  • Titre original : Azor
  • De : Andreas Fontana
  • Avec : Fabrizio Rongione, Stéphanie Cléau
  • Date de sortie : 12 octobre 2022
  • Durée : 1h40 min
  • Distributeur : Next Film Distribution