C’est dans un appartement proche du Grand Rex, l’une des salles de cinéma les plus emblématiques de Paris, que nous rencontrons les réalisateurs Aitor Arregi et Jon Garaño pour parler de leur nouveau film Marco, l’énigme d’une vie. Un film passionnant inspiré de l’histoire vraie d’Enric Marco, un homme qui, pendant des années, a prétendu être un survivant d’un camp de concentration nazi et a même présidé l’Association espagnole des victimes de l’Holocauste.
Qu’est-ce qui vous a décidé de faire ce long métrage sur Enric Marco, quelqu’un qui a trompé sa famille, son entourage, l’opinion publique et tout un pays ?
J. G : Ça remonte à longtemps. En 2006, Jorge Gil Muñárriz (co-scénariste du film, NDLR) nous a proposé de réaliser un documentaire sur Marco. Ce qui a frappé Jorge, c’est de savoir comment quelqu’un avait pu mentir sur un sujet aussi important pendant tant d’années. Ce qui nous impressionne le plus, c’est la réaction de Marco quand tout le monde découvre la vérité sur son histoire.
Il n’a jamais été en camp de concentration. Mais au lieu de rester chez lui, de se faire le plus discret possible, il décide, à l’âge de 84 ans, de s’adresser à tous les médias pour raconter sa nouvelle version de l’histoire et ne demande nullement pardon. Tout cela nous amène à penser que derrière Marco se cache une personnalité bien singulière.
Nous avons décidé d’aller à sa rencontre pour nous documenter et gagner sa confiance. Pendant près d’un an, nous avons fait une douzaine de voyages à Barcelone pour le rencontrer. Un jour, il nous a dit qu’il voulait aller en Allemagne pour chercher des papiers prouvant son passé de prisonnier dans une prison en Allemagne où il semble effectivement avoir été.
Nous lui avons proposé de l’accompagner pour l’enregistrer. Nous avons tout de suite pensé que cela pourrait être très intéressant pour le documentaire, mais il nous a répondu qu’il préférait y aller seul pour des raisons personnelles. Et lorsqu’il est revenu de ce voyage, il nous a dit qu’il était parti en Allemagne avec une autre équipe de cinéastes avec laquelle il avait signé un contrat d’exclusivité.
À ce moment, Marco s’est senti mal à l’aise et a essayé de réunir les deux équipes, mais ce n’était pas possible car le projet était déjà très avancé. Pour notre part, nous avons donc oublié l’idée du documentaire.
Des années plus tard, en 2011, à la sortie d’un des auditoriums du festival de San Sebastian, Marco est venu nous chercher. Ce fut une véritable surprise, car nous avions complètement oublié le projet et nous étions occupés à d’autres choses. Il nous a proposé de reprendre l’idée de faire un documentaire, car il n’était pas satisfait de celui qui avait été réalisé.
Quatre mois plus tard, nous lui avons donné rendez-vous et l’avons interviewé pendant trois jours non-stop. À la fin, nous avions 20 heures de matériel très intéressant. Dans un premier moment, nous ne savions pas vraiment quoi en faire. Nous avons d’abord envisagé de réaliser un film hybride, entre documentaire et fiction, mais pour finir et après quasiment 18 années d’allées et retours, nous avons finalement décidé de réaliser un film de fiction.
Justement quel est le souvenir que vous avez de Marco et qu’est-ce qu’il vous a raconté pendant ces trois jours d’entretien ?
A. A. : Au cours de l’entretien, il a admis qu’il n’avait pas été dans un camp de concentration, mais il a assimilé son séjour à la prison de Kiel à un camp de concentration, ce qui n’est pas du tout vrai. Les conditions de vie dans l’un et dans l’autre n’ont rien à voir. En tout cas, il ne s’est jamais excusé de s’être fait passer pour un déporté.
D’ailleurs, il n’a cessé de défendre ses origines auprès de nous. Il nous a expliqué que depuis son plus jeune âge, il faisait partie de la colonne Durruti et qu’il avait combattu à Majorque, bref, il revendiquait une vie très active dans la lutte.
Des années plus tard, Javier Cercas, qui a publié L’imposteur en 2014, un livre très bien documenté, a démontré que tout ce qu’il avait dit sur la colonne Durruti, sur la guerre à Majorque et sur sa résistance dans l’après-guerre n’était pas vrai.
Marco nous avait dit en 2011 que tout ce qu’il avait dit était bien réel et nous l’avons cru jusqu’à un certain point. Nous avons adopté une attitude sceptique à l’égard de ce qu’il nous a dit.
Le principal souvenir que j’ai de lui est qu’il s’agissait d’une personne qui parlait constamment d’elle-même et se justifiait sans arrêt. Peut-être était-il d’autant plus insistant que nous l’avons rencontré après le scandale. En tout cas, il était toujours sur la défensive, disant qu’il était bien plus qu’un imposteur.
Pensez-vous que s’il n’avait pas été découvert, il aurait continué de mentir jusqu’au bout ?
J. G. : Je pense que oui, d’ailleurs, lorsqu’il est découvert, il demande aux autres membres de l’association de le laisser continuer à donner les conférences qu’il avait prévues sans parler au public à la première personne. Il considère qu’il est toujours utile à la société.
Marco s’est beaucoup impliqué dans cette affaire. Il ne faut pas oublier qu’il a beaucoup travaillé pour l’association, qu’il était le premier arrivé au bureau et le dernier parti, et qu’il a donné d’innombrables conférences sur le sujet. Il aurait certainement continué son travail, mais une fois découvert, il n’avait d’autre choix que d’admettre que son histoire était fausse et inventée de toutes pièces.

« La thématique du mensonge et la mythomanie de Marco génère en nous une certaine fascination, on se demande d’abord comment il en est arrivé là, puis on se dit que, d’une certaine façon, il n’est pas si éloigné de nous… Parfois, nous déformons tous un peu notre réalité… »
Le film est aussi un hommage aux victimes espagnoles des camps de concentration nazis, dont l’histoire a été passée sous silence pendant des années…
A. A : Oui, c’est ainsi que nous le comprenons. L’un des points forts de cette histoire et ce qui nous a donné envie de faire le film, c’est que les déportés espagnols de la Seconde Guerre mondiale n’ont jamais été évoqués au cinéma.
Lors des projections, il arrive que des spectateurs nous demandent pourquoi nous avons donné la parole à une personne qui a menti de cette manière. Je peux comprendre cette question, mais à travers le personnage de Marco, on peut parler de beaucoup de choses, dont la vérité des déportés et je pense que le film sert à consolider cette vérité ainsi que leur mémoire, qui n’était pas du tout connue en Espagne. Marco est un personnage paradoxal, quelqu’un qui a énormément contribué à diffuser l’histoire des déportés dans un pays où il n’y avait aucune reconnaissance pour eux.
Si, dans un premier temps, on a pu penser que cela pouvait alimenter les négationnistes et constituer un prétexte pour nuire aux déportés et à l’Amicale espagnole de Mauthausen, au final, l’histoire de Marco était centrée sur sa personne et on a pu dissocier son imposture de l’histoire des déportés.
J. G. : Je voudrais ajouter que le président de l’association a déclaré dans une interview que j’ai lue récemment que lorsque le cas de Marco a été découvert, l’association a compté plus de membres que jamais. Les gens se sont montrés solidaires avec eux. Je pense qu’il s’agit là d’un phénomène qui montre clairement que les gens ont su faire la part des choses.
Eduard Fernández, qui a remporté le Goya pour son interprétation, incarne Enric Marco. Qu’est-ce que cela vous a fait de travailler avec lui ?
A. A. : Travailler avec lui a été un véritable cadeau. C’est l’un des plus grands acteurs de notre pays. Dès le début, il a compris ce que nous voulions raconter et il y a eu beaucoup d’harmonie entre nous.
Eduard est très intelligent dans sa façon de travailler, il ne voulait pas faire une copie du vrai Marco. Il a fait sa propre lecture du personnage et a créé un autre Marco. Ce qui nous a donné beaucoup de liberté en termes de fiction.
Il n’a pas arrêté de nous surprendre tout au long du film. Par exemple au montage, nous nous sommes rendu compte, une fois de plus, de la qualité de son interprétation. Il y avait des choses cachées, comme des secrets d’interprétation, que nous n’avions pas vues et qui étaient des pépites pour nous.
C’est aussi une très belle personne. Il a reçu de nombreuses récompenses pour ce rôle et s’est toujours souvenu de l’équipe et de nous.
Javier Cercas, qui a écrit L’imposteur, apparaît également dans le film dans une scène qui s’est déroulée dans la réalité…
J. G. : D’abord, je dois dire qui il y a parfois une confusion chez certains spectateurs qui pensent que le film est une adaptation du livre de Javier Cercas.
Lorsque Marco, au tout début, accepte de réaliser avec nous un hybride entre documentaire et fiction, il nous dit qu’il a rencontré Javier Cercas, qui est en train d’écrire un livre sur lui. Nous avons alors pensé qu’il serait intéressant d’inclure Cercas dans notre projet et nous avons demandé à Marco de le lui proposer.
Quelques jours plus tard, il nous demande de nous rendre à Barcelone pour rencontrer Cercas. Lors de notre rencontre, nous nous sommes rendu compte que Cercas n’était pas au courant de rien. Forcément, Cercas ne l’a pas très bien pris. Il ne savait pas qui nous étions ni ce que nous faisions là. De plus, ça faisait un moment que Marco traînait des pieds pour le voir. D’ailleurs, dans L’imposteur, Javier Cercas évoque en quelques lignes cette rencontre.
De notre côté, nous avons continué notre projet. Lorsque nous avons appris que Marco était allé à Olot pour boycotter un événement où Cercas présentait L’imposteur, nous avons rapidement décidé de l’inclure. D’abord à cause de l’insistance de Marco à continuer à se défendre, et ensuite parce que cela nous a semblé être une très bonne façon de montrer sa personnalité, en mêlant réalité et fiction.
Il y a ici un dialogue entre deux plans de nature très différente, une partie documentaire filmée en direct à Olot avec Javier Cercas, l’écrivain María Barbal et une modératrice, et un autre plan que nous avons créé dans lequel Eduard Fernández joue le rôle de Marco. On a l’impression qu’ils parlent tous les deux et que tout se passe au même endroit.
Au préalable, nous avons contacté Cercas, lui avons demandé la permission d’utiliser les images et il a accepté volontiers. Cercas a trouvé le moment d’une bizarrerie extrême, Marco le traite de menteur, d’anti-catalan et d’ami de Vargas Llosa. En fait, Cercas a précisé qu’il nous donnait l’autorisation d’utiliser ces images à condition que nous y ajoutions ces mots.
Il existe une fascination pour les mythomanes, des livres ont été écrits à leur sujet, des films ont été réalisés. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce type de personnage ?
A. A. : L’écrivain Emmanuel Carrère est peut-être le meilleur auteur sur le sujet. On peut considérer son livre, L’Adversaire comme une sorte de bible de la mythomanie. Je suppose que si quelqu’un faisait une étude à partir de plusieurs cas, il en tirerait sûrement beaucoup de points communs au niveau de la psychologie et de la vie de ces personnes. Il s’agit probablement de personnes qui ont besoin de donner une version déformée d’elles-mêmes pour obtenir une admiration ou un sentiment d’amour qu’elles n’ont pas dans leur vie réelle, comme la fausse victime du Bataclan.
J’ai l’impression qu’ils ne savent pas où ils vont finir, mais ils commencent à se sentir à l’aise avec le mensonge, plus renforcés, plus aimés.
J. G. : La thématique du mensonge et la mythomanie de Marco génère en nous une certaine fascination, on se demande d’abord comment il en est arrivé là, puis on se dit que, d’une certaine façon, il n’est pas si éloigné de nous… Parfois nous déformons tous un peu notre réalité et nous essayons de montrer la meilleure version de nous-même. La différence c’est que Marco et d’autres mythomanes le font de manière radicale et sans aucune limite.
Quels sont vos prochains projets ?
J. G: Nous terminons le film Maspalomas, écrit par notre collègue Jose-María Goenaga. Maspalomas est l’histoire d’un homme d’un certain âge qui décide d’avouer son homosexualité à sa famille et de quitter sa vie pour aller vivre à Maspalomas en compagnie de son nouvel amour. Des années plus tard, il revient à Donosti en raison d’un problème de santé. Sa fille le place dans une résidence alors qu’il se remet d’un accident vasculaire cérébral. Dans ce nouvel environnement, il décide de cacher son orientation sexuelle. Dans la communauté gay, quand les gens vieillissent, c’est quelque chose qui arrive fréquemment pour se protéger, ne pas avoir à s’expliquer… Nous avons pensé qu’il serait intéressant de traiter ce sujet.
Retrouvez ici notre critique du film Marco, l’énigme d’une vie.
Crédits photo principale : Portrait de Aitor Arregi et Jon Garaño © Epicentre Films