Du jeune prodige du cinéma qui, à seulement 24 ans, signait Tesis, il reste tout chez Alejandro Amenábar : un cinéaste certes plus mûr, mais toujours visionnaire et animé de la même passion pour les histoires. Nous avons rencontré le réalisateur madrilène à Paris où il est venu présenter son tout nouveau film, Cervantès avant Don Quichotte. Un long métrage dans lequel il nous rapproche un peu plus d’un jeune homme méconnu, aventurier dans l’âme, appelé à devenir l’un des plus grands écrivains de tous les temps.
Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à un Cervantès jeune, avant qu’il n’écrive Don Quichotte ?
Ce qui m’a intéressé, c’est ce qui arrive à un personnage nommé Miguel durant ses cinq années de captivité. La vie de Cervantès ressemble à un roman d’Alexandre Dumas quand on se penche sur toutes ses péripéties, sur tout ce qu’il a vécu, avec ses quatre tentatives d’évasion et une simulation de pendaison. Très vite, j’ai envisagé de faire un film d’aventures. C’était le point de départ. Bien sûr, j’étais conscient que le personnage dont nous parlions était l’auteur de Don Quichotte, mais ce qui m’intéressait surtout, c’était la succession de ces aventures.
Et quand j’ai poursuivi mes recherches sur le sujet, je me suis rendu compte que cette période de captivité était fondamentale pour comprendre d’où venait Cervantès, où il allait et en qui il allait se transformer, c’est-à-dire en un grand conteur. C’est alors que le film a pris pour moi une dimension plus vaste, en établissant un lien très profond avec mon travail personnel, puisque moi aussi, je m’emploie à raconter des histoires. Raconter cette période, c’était, pour reprendre l’analogie avec un film Marvel, comme raconter la genèse d’un super-héros.
Il y a une grande part de mystère dans la vie mouvementée de Cervantès, probablement à cause de sa reconnaissance tardive comme écrivain. Est-ce que ce point vous a aidé dans la fiction ?
C’est très intéressant parce que ça permet d’imaginer le film d’une certaine manière. C’est aussi une revendication du pouvoir de l’imagination. Cervantès est entouré de fake news. Du moins en Espagne, où on devrait pourtant connaître parfaitement ce personnage, puisqu’il est quasiment notre plus grand emblème culturel. Le Manchot de Lépante n’était pas manchot. Il avait sa main gauche paralysée, mais il l’avait. Il n’existe aucun portrait authentifié de Cervantès. Si tu demandes à des Espagnols de le dessiner, ils traceront tous un vieil homme élancé avec une collerette. Mais tous les portraits sont approximatifs. Nous avons des portraits de tous ses contemporains : Quevedo, Lope de Vega, Velázquez… mais pas un seul portrait authentifié de Cervantès.
Cervantès ne s’appelait pas Miguel de Cervantès Saavedra. « Saavedra » était le nom de sa femme. Personne ne sait vraiment pourquoi il l’a adopté. Toutes ces zones d’ombre, la fiction offre l’occasion d’y apporter une réponse. Pour moi, cela rendait le projet encore plus intéressant. C’était un genre de travail archéologique : on tente de retrouver les faits avérés, puis on passe à un second niveau, celui des faits probables. Ensuite, on décide si l’on joue avec l’improbable ou l’impossible. Pour une histoire sur Cervantès, honnêtement, je n’avais pas envie de jouer avec l’impossible. Je préférais rester dans la sphère du probable et du prouvé.
La possible homosexualité de Cervantès a été évoquée par certains chercheurs à la fin du XXe siècle. Dans votre film, votre personnage entretient, une relation très particulière avec Hassan Bacha, le “gouverneur” d’Alger. Pensiez-vous que cela pouvait soulever autant de polémiques ?
Je voudrais préciser que je n’affirme jamais catégoriquement que Cervantès était homosexuel, même dans la fiction. J’explore, ou plutôt je décide d’explorer, une relation complexe, homoérotique, intellectuelle avec son geôlier, Hassan Bacha, parce que c’est l’une des hypothèses présente dans de nombreux livres d’histoire que j’ai consultés. Parmi toutes les explications possibles sur la façon dont Cervantès a pu sauver sa vie après quatre tentatives d’évasion — ce qui normalement, surtout si l’on en était l’instigateur intellectuel comme lui, menait directement à la torture, à la mutilation ou à l’exécution —, celle-ci me paraissait très plausible et intéressant à développer. D’autant plus qu’il est documenté qu’Hassan Bacha était homosexuel.
J’étais conscient que cela pouvait être une décision polémique, mais ma réflexion était la suivante : moi qui n’ai jamais ressenti le besoin d’explorer ma propre homosexualité dans mes films, ignorer cette piste m’aurait semblé malhonnête. Comme créateur, c’était l’option la plus logique. Entre inventer une princesse musulmane merveilleuse qui aide Cervantès à s’évader — ce qui fait partie du récit du captif du roman de Don Quichotte — ou explorer une relation possible avec son geôlier, j’ai trouvé que la seconde option collait davantage à la réalité.

« c’est mon film le plus personnel, parce que j’y parle de l’art de raconter des histoires et de ce lien qui se tisse avec celui qui les écoute… »
Dans le film, Cervantès se réfugie dans les livres, devient ami avec Antonio de Sosa, commence à raconter des histoires à ses compagnons de captivité et à Hassan Bacha, devenant une sorte de Shéhérazade. Quelle importance accordez-vous à la tradition orale, à l’art de raconter des histoires ?
Arturo Pérez-Reverte, qui est probablement l’écrivain le plus vendu en Espagne aujourd’hui, m’a dit après avoir vu le film : « Cette scène où Cervantès raconte son histoire devant ses compagnons, je l’ai faite, moi aussi, avec mes amis. » Moi également, dans la cour de mon école, je réunissais mes camarades pour leur raconter le dernier film que j’avais vu. L’oralité, dans mon cas, est donc apparue très tôt. Elle a évolué et aujourd’hui, je raconte des histoires au cinéma, avec tout l’attirail qu’offre le septième art. Mais j’ai littéralement commencé ainsi.
Je voulais que cette oralité soit un élément essentiel du film, car à l’époque, bien sûr, il y avait déjà les livres, le théâtre naissant, les corrales de comedias n’existaient pas encore en Espagne, c’étaient de simples estrades dressées sur les places de villages. Cervantès lui-même dit : « Mes yeux couraient derrière les troupes de farándulas », c’est-à-dire les conteurs, les jongleurs, les marionnettistes… Tout ce monde est l’antichambre de ce qui allait devenir le cinéma. Pour moi, c’était passionnant d’explorer et de montrer cette magie qui se crée entre celui qui raconte et celui qui écoute, car elle fait partie de ma propre vie.
Dans plusieurs séquences du film, vous rendez hommage à Don Quichotte : avec le couple qui vient payer la rançon des captifs ou encore avec les moulins de La Manche. Comment vous êtes venue cette idée ?
En réalité, ces clins d’œil sont venus presque spontanément pendant le tournage. D’une certaine manière, ce film, qui au départ devait être un film d’aventures, est devenu le récit de la naissance d’un génie de la narration, un film sur l’art de raconter des histoires.
Cervantès est rentré dans l’histoire grâce à Don Quichotte. Ces références me semblaient donc inévitables. À un moment donné, j’ai pensé que les trinitaires et les mercédaires — nommés les « rédempteurs » dans le film — ces religieux qui allaient chaque année tenter de libérer les captifs, avaient une mission très quichottesque. Ce clin d’œil me paraissait intéressant.
La bassine que l’on voit dans la barberie d’Alger (semblable à celle que Don Quichotte portait sur sa tête et qu’il croyait être le heaume de Membrin, NDLR) je l’ai remarquée le jour de la visite des décors, juste avant de tourner. Et j’ai pensé que ce serait idéal de la montrer dans le film.
Comment s’est déroulé le travail avec Julio Peña, un acteur relativement jeune qui interprète Cervantès ? Qu’a-t-il apporté au personnage ?
Ça a été l’une des décisions professionnelles les plus risquées – et j’espère l’une des plus justes – de ma carrière. Il est très jeune : il n’avait que 22 ans lorsqu’il a commencé les essais. Il devait incarner un homme entre 28 et 33 ans, transmettre cette maturité, cette intelligence. Je voulais du charisme, de la lumière, de la tendresse, de la vulnérabilité. C’était une sorte de quadrature du cercle.
Ce fut un exercice de foi mutuelle, étape par étape. Dès les premières auditions, il s’est imposé comme celui qui avait le plus de lumière et de charisme, exactement ce que je cherchais. Puis nous avons eu un désaccord et, en réalité, alors que les répétitions avaient déjà commencé, j’ai décidé de me passer de lui et de continuer à chercher mon Cervantès. Mais nous nous sommes redonné une chance et, à un moment donné – je ne dirai pas contre tout le monde, mais presque – j’ai dû défendre très fermement sa participation au film.
Et puis, il y a eu beaucoup de travail de la part de Julio. Finalement, la confiance que je lui ai accordée s’est transformée en la confiance et la maturité qu’il a transmises dans son interprétation du personnage. Il y a aussi une chose qui ne s’apprend pas en répétant : quand je regarde Julio Peña, j’ai envie qu’il réussisse, tout comme j’ai envie que Cervantès réussisse.
Le film a été tourné en utilisant les extérieurs de la Communauté valencienne. Quels ont été les principaux défis pour recréer la ville d’Alger, une ville ouverte, cosmopolite et pleine de couleurs ?
Le plus grand défi était de savoir si nous allions tourner ou non dans un pays arabe, car une option évidente était le Maroc. Finalement, nous avons choisi l’Espagne, parce qu’elle possède un passé arabe. Sur la côte méditerranéenne, nous avons des localités, des petits villages comme Bocairent, qui, en dépit de constructions modernes, conservent encore le tracé ancien des rues arabes. Ainsi, en introduisant des éléments de décor, des effets numériques, en soignant beaucoup la figuration et les costumes, nous avons pensé qu’il était possible de reconstruire le monde arabe en territoire espagnol.
Nous avons également travaillé dans aux studios de la Ciudad de la Luz à Alicante. Et bien sûr, nous avons profité de la splendeur des Reales Alcázares de Séville, qui, comme l’Alhambra, est un lieu merveilleux, récemment utilisé dans Game of Thrones. Cela fait partie de notre patrimoine culturel et artistique et nous souhaitions absolument le mettre à profit dans le film.
Dans votre long métrage, on ressent la puissance des histoires : le temps d’un récit, les captifs se sentent libres, tout comme Cervantès qui les raconte. Croyez-vous au pouvoir des histoires, qu’elles soient issues des livres ou du cinéma ? Quelles histoires, quels livres vous ont aidé, vous ont marqué ?
Pour moi, la fiction, entendue comme les histoires, signifie pratiquement tout dans ma vie. C’est ce qui a donné un sens à ma vie depuis l’enfance : lire des histoires, inventer des histoires et ça reste encore aujourd’hui mon moteur. Il n’y a rien que j’aime plus qu’entendre une bonne histoire. Je suis plus spectateur que créateur, parce qu’évidemment, je vois et je lis beaucoup plus d’histoires que je n’en fais. Mais quand je réalise un film, précisément ce que je fais, c’est me placer dans la salle parmi les spectateurs. Je fais le film que j’aimerais voir en tant que spectateur, celui pour lequel je paierais une place de cinéma.
Et curieusement, je ne me suis jamais senti appelé à raconter cela dans la fiction. Il y a d’autres réalisateurs ou réalisatrices qui racontent comment le cinéma a changé leur vie. J’ai vu, ces dernières années, pas mal de films qui parlent de l’enfance, etc., et de la manière dont le cinéma a transformé une existence. Moi, cela ne m’a jamais attiré et, bien sûr, le cinéma a changé ma vie. Je me souviens avoir vu Cinema Paradiso, et pour moi qui était à l’époque adolescent, cette histoire résonnait complètement avec moi. Mais je ne me suis jamais senti poussé à la raconter et je crois que ce film est celui qui s’en rapproche le plus. C’est-à-dire que, d’une certaine façon, c’est mon film le plus personnel, parce que j’y parle de l’art de raconter des histoires et de ce lien qui se tisse entre celui qui les raconte et celui qui les écoute.
Retrouvez ici notre critique du film Cervantès avant Don Quichotte.
Crédits photo principale : Portrait Alejandro Amenábar © Haut et Court