Rencontre avec Patricio Guzmán

Retour sur le dernier volet de son exceptionnelle trilogie sur l'Histoire récente du Chili


En octobre 2019, nous rencontrions le documentariste Patricio Guzmán à l’occasion de la sortie de La cordillère des songes, point d’orgue de sa trilogie chilienne entamée avec Nostalgie de la lumière (2010) et poursuivie par Le bouton de Nacre (2015). Un entretien passionnant au cours duquel le réalisateur dépeint la Cordillère des Andes comme une métaphore d’un passé marqué par la dictature.


Après Nostalgie de la lumière et Le bouton de nacre, vous clôturez votre trilogie avec La cordillère des songes. Cette fois-ci, vous posez votre caméra sur la cordillère des Andes. Quelles étaient vos motivations ? 

Au Chili, c’est impossible de faire abstraction de la cordillère car elle est toujours là, à côté. La cordillère est la frontière, un mur concret qui est aux pieds des villes, notamment de Santiago. Ça m’a paru intéressant de commencer le film en parlant de cette frontière, de demander aux gens ce qu’ils en pensent, de définir la relation qu’ils entretiennent avec elle. 

Dans le film, la cordillère est une terre inconnue pour les chiliens, un peu à l’image de leur passé…

Personne ne connait véritablement la cordillère. La ville a plusieurs millions d’habitants et s’il y a bien un groupe de skieurs explorateurs qui la connaissent, il s’agit au plus d’un millier de personnes. Il n’y a pas de chemins pour s’y rendre, juste de petits sentiers. Comment est-ce possible ? La cordillère est là, mais comme un mur énorme qui nous empêche de voir au-delà. 

Vous avez rencontré plusieurs artistes : deux sculpteurs, Francisco Gazitúa et Vicente Gajardo, l’écrivain Jorge Baradit et le cinéaste Pablo Salas qui, pendant des années, a filmé la répression de la dictature. 

Dans un premier temps, j’étais à la recherche d’explorateurs, de gens qui connaissaient bien la cordillère, mais j’ai vite réalisé qu’ils ne me parlaient que d’alpinisme et de choses très techniques, et que surtout, cela ne disait rien du rapport entre la cordillère et le Chili. C’était plus difficile de trouver des personnes en rapport direct avec la cordillère mais nous y sommes finalement parvenus. 

Pour étoffer le récit, j’ai décidé d’y insérer aussi ma propre expérience. Le témoignage de Pablo Salas a été très précieux pour le film. C’est un personnage extraordinaire, très puissant, qui, à lui tout seul, a tourné pendant quasiment 20 ans sur la dictature de Pinochet. L’écrivain Baradit est un autre témoin fondamental. Il déploie une analyse très complète et factuelle de la répression de Pinochet et du néolibéralisme contemporain… 

Vos films documentaires sont d’une grande qualité. La photographie, la musique, la parole se conjuguent en une musicalité très spéciale, une poésie… Comment travaillez-vous ? 

Lorsqu’on rencontre quelqu’un, l’essentiel est de s’assoir et de s’entretenir avec lui toute la journée, voire même plusieurs jours de suite, de façon à s’installer dans son quotidien. Il faut pouvoir compter sur une équipe très patiente et un très bon caméraman, très à l’écoute et qui ne se fasse pas remarquer. Le plus important dans un film est de rechercher l’émotion, de laisser de la place aux sentiments. 

Qu’est-ce que cela signifie pour vous d’avoir remporté le Prix de l’œil d’or du meilleur documentaire au dernier festival de Cannes ?

C’est très beau. Le film a été très bien accueilli par le public, et puis, cerise sur le gâteau, nous avons gagné l’œil d’or. C’est fondamental pour sa distribution. 

« La bataille du Chili a marqué profondément les vies de toute l’équipe. Il va bien au-delà du documentaire… »

Vous avez vécu au Chili à l’époque d’Allende et au moment du coup d’État. Votre cinéma est profondément marqué par l’histoire du Chili.

J’ai commencé avec La Bataille du Chili et La première année, mon premier film documentaire tourné auparavant, pendant la première année du gouvernement d’Allende, et qui est resté méconnu. Il avait été saisi pendant la dictature, mais Chris Marker avait réussi à en garder une copie. Pour faire La Bataille du Chili, nous n’avions même pas de pellicule mais Chris Marker nous en a envoyée dans un coffre.

Le dernier jour du tournage fut la première apparition de la Junta à la TV, et puis, tout s’est arrêté. J’étais prisonnier à l’Estadio Nacional ainsi qu’une partie de l’équipe, mais j’ai réussi à sortir de là. Puis nous avons réussi à cacher le film à l’Ambassade suédoise et à quitter le Chili. 

Federico Elton, le producteur et moi-même, sommes allés récupérer les rushes en Suède et puis nous sommes rentrés à Paris. Après de nombreuses vicissitudes, nous avons réussi à faire le montage à la Havane grâce à l’aide de l’Institut du cinéma cubain. Le processus a duré presque 10 ans. Ce film a marqué profondément les vies de toute l’équipe. Il va bien au-delà du documentaire, car nous étions en train de raconter le coup d’État, la répression que nous avons vécue et qui a bouleversé à jamais nos vies. 

Quels sont vos prochains projets ?

Je vais faire un film sur les déserts chiliens. Et pour cela j’irai à la rencontre des gens et de leur quotidien.

Propos recueillis par : Elena Paz Pérez


FICHE DU FILM


  • Titre original : La cordillera de los sueños
  • De : Patricio Guzmán
  • Date de sortie : 30 octobre 2019
  • Durée : 1h 25min
  • Distributeur : Pyramide films
  • Oeil d’or du meilleur documentaire Cannes 2019
  • Beatrice Sartori Award de la Critique Indépendante

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