Rencontre avec Javier Cercas

"Les grands livres nous aident à nous connaître"

Portrait de Javier Cercas par Benjamin Torres

Nous avons rencontré l’écrivain espagnol Javier Cercas dans les bureaux de son éditeur Actes Sud pour évoquer son tout nouvel ouvrage, Terra Alta, un excellent roman policier qui ouvre un nouveau cycle dans sa production littéraire et avec lequel il a remporté en 2019 le prix Planeta.


Comment est né Melchor, le protagoniste de Terra Alta, cet antihéros au passé carcéral, fils d’une prostituée, de père inconnu et qui se réinvente en devenant policier ?

Melchor Marín et ce roman surgissent d’un profond désir de rénovation. Lorsque j’ai achevé Le monarque des sombres, une histoire très personnelle et très importante pour moi, j’ai réalisé que la boucle était bouclée, que j’étais arrivé au bout d’un cycle commencé vingt ans auparavant avec Les soldats de Salamine. Si je continuais sur cette même voie, je risquais de devenir une parodie de moi-même, ce qui est catastrophique pour un écrivain. On peut dire que c’est la mort d’un écrivain.

Ce roman vient d’un désir de changement. En réalité, nous les écrivains, travaillons dans l’obscurité et avec les déchets, c’est-à-dire avec tout ce qui est mauvais. C’est notre matière, notre matériel d’écriture. Dans un monde heureux, la littérature n’existerait pas, du moins pas les romans. On se nourrit des conflits et de la douleur.

À l’instar de tant d’autres, j’ai vécu comme un traumatisme l’automne 2017 en Catalogne. Je n’aurais jamais cru que je vivrais une situation aussi grave et tendue. Josep Fontana, le patriarche des historiens catalans, parle d’un climat d’avant-guerre. Je suis tout à fait d’accord avec lui. J’étais bouleversé au plus profond de mon être. Je pense que ce fut un choc brutal pour la plupart des catalans, même si certains ne l’ont pas encore vraiment réalisé. Ce choc a été pour moi le moteur de mon écriture et des prochains livres qui en découleront. 

Un jour peu avant le conflit, alors que je sortais de mon bureau, une phrase m’est venue à l’esprit tout naturellement : « Il s’appelait Melchor parce que la première fois que sa mère le vit, tout juste sorti de son ventre et dégoulinant de sang, elle s’écria entre deux sanglots de joie qu’il ressemblait à un Roi mage. Sa mère s’appelait Rosario et elle était putain ». Cette phrase est un condensé du roman : le sang, la douleur, la furie, le sexe…

Tout à coup, j’ai donc entrevu ce type qui s’appelait Melchor Marín et qui était empli de furie, de douleur, un personnage très sombre… mais je ne savais rien de plus. Avec le temps, petit à petit, j’ai découvert qu’il était policier et également le héros de Cambrils.

Portrait Javier Cercas par Benjamin Torres

« Les grands livres nous aident à nous connaître. »

Après la lecture des Misérables, Melchor est bouleversé et décide de changer de vie. Pensez-vous qu’un livre puisse changer un destin ?

C’est le cas pour Melchor, la lecture des Misérables change véritablement sa vie. D’ailleurs, ce n’est pas moi qui ai choisi le roman de Victor Hugo, c’est Melchor qui l’a fait. J’ai réfléchi à un roman susceptible de changer la vie de quelqu’un comme lui, un sauvage complet, un individu violent, profondément anti-intellectuel. À mes yeux, la réponse était claire : seul Les Misérables pouvait le faire.

Les grands livres nous aident à nous connaître. Horacio dit « De te fabula narratur », l’histoire parle de toi. C’est ce que ressent Melchor quand il lit Les Misérables. Et c’est ce que produisent les grands livres sur leurs lecteurs. Quand je parle de grands livres, je ne veux pas seulement dire des livres extraordinaires, mais des livres qui ont en eux la force de nous révéler. En ce sens, la littérature change la vie des gens.

Dans le livre, il y a un personnage d’origine français qui dit à Melchor « La moitié d’un livre l’écrit le lecteur ». Pour moi, cette phrase est une sorte de vérité absolue. Un livre est une partition et c’est le lecteur qui l’interprète. Chacun l’interprète à sa manière et c’est en cela que réside la magie de la littérature.

Terra Alta est un roman plein de mystères, mais c’est aussi et surtout une radiographie du climat politique et social de la Catalogne d’aujourd’hui. Vous évoquez le conflit indépendantiste, les attentats de Las Ramblas, le nationalisme, mais aussi des concepts comme ceux de justice et de légalité. De nos jours le concept de légalité est un concept vilipendé, comme si la loi était quelque chose d’imposé, venue du bon vouloir d’un dictateur…

Une loi dans une dictature ne devrait pas s’appeler loi. Dans une dictature, la loi est le fruit d’une imposition tant dis que dans une démocratie, la loi est le fruit d’un accord. La loi est garante de la démocratie. Il n’y a pas de démocratie sans la loi.

Melchor Marín lit Les Misérables différemment, comme probablement personne ne l’a fait avant lui. Dans Les Misérables, il y a deux personnages principaux, Jean Valjean, l’ex-bagnard qui fuit son passé un peu à l’image de Melchor et son antagoniste, Javert, l’inflexible représentant de la justice. Tout le monde voit en Jean Valjean un homme honnête et Javert est considéré comme le vilain de l’histoire… Mais pour Melchor, le véritable héros est bien Javert.

Melchor a une vision très particulière du monde. À ses yeux, ceux qui semblent être de bonnes personnes sont en réalité mauvaises et ceux qui semblent être mauvaises sont en réalité bonnes. Pour Melchor, Javert est le héros secret des Misérables. Et pourquoi ? Parce que la loi est l’unique protection qu’ont les pauvres contre les riches et les puissants. C’est le fondement même de la démocratie. Certes, la démocratie est fragile, imparfaite et il faut l’améliorer quotidiennement. Mais dans une société sans loi, les riches et les puissants gagneront toujours.

Pour moi, un bon roman formule une question de la manière la plus complexe possible et ne donne pas une réponse univoque. Les réponses qu’on trouve dans un roman sont toujours ambigües, contradictoires, polyédriques et essentiellement ironiques. La réponse se trouve dans la quête de départ et se déploie au fil des pages.

Au cours du récit, l’un des personnages, Grau, dit « Les catalans sont de très mauvais politiques et de très bons entrepreneurs ». Comment vous positionnez-vous par rapport à cette affirmation ?

Je ne suis pas toujours d’accord avec ce que disent mes personnages mais malheureusement, ou heureusement, c’est un fait. Il y a une Catalogne très consciencieuse qui est la Catalogne industrielle. Elle est aujourd’hui prise dans cette situation infernale, à la merci des sentiments, ce qui est le pire qui puisse se produire en politique. Il ne faut pas non plus oublier que ce grand pouvoir industriel et économique a été favorisé par le pouvoir politique espagnol, c’est quelque chose que les indépendantistes se gardent bien de mentionner. Ils ne racontent que des salades. C‘est devenu leur spécialité.

La bataille de l’Èbre est très présente dans la narration. Dans la seconde partie du livre, vous décrivez un épisode dans lequel un capitaine républicain et le reste de sa compagnie décimée se lancent dans un quasi suicide collectif pour reprendre aux troupes franquistes leur ancienne position. Et ces derniers, en les voyant, se retirent sans résistance. Pourquoi avoir choisi cet épisode en particulier ?

En premier lieu, parce que c’est un épisode véridique que j’ai appris à Terra Alta. Au coeur de cette histoire, il y a cette idée de fraternité que l’on retrouve souvent dans mes livres. Elle traverse le récit des Soldats de Salamine. La fraternité est une valeur suprême. Nous sommes des frères au-delà de tout. C’est un épisode qui m’a bouleversé et qui en dit beaucoup sur la guerre.

Dans Terra Alta, vous rendez hommage à la littérature et aux romans du XIXe et XXe siècle. Est-ce votre littérature préférée ?

Le roman est riche en références littéraires simplement parce que Melchor est un lecteur. C’est peut-être même le meilleur lecteur possible car c’est un lecteur absolument naïf. Un lecteur de bonne foi. De nos jours, il y a une sorte de malentendu avec la lecture. Les gens pensent qu’il faut lire, que c’est une obligation. La lecture apporte une forme de plaisir et des connaissances mais c’est essentiellement une façon de vivre pleinement, de façon plus riche, plus intense. La littérature est la vie. Ceux qui ne lisent pas perdent une partie fondamentale de leur vie.

Que signifie pour vous le fait d’avoir remporté le prix Planeta ?

Je ne me suis jamais présenté à aucun prix, mais quand j’ai achevé Terra Alta, mon agent littéraire m’a proposé de le faire. Elle pensait que si je remportais ce prix, ce serait une bonne façon d’annoncer à tous mes lecteurs le nouveau cycle littéraire que j’initiais avec ce roman. Je me suis donc présenté et ai remporté ce prix. J’en suis extrêmement heureux. Le prix Planeta est un peu le Goncourt espagnol, à la différence qu’il faut s’y présenter. C’est un prix extraordinairement populaire et ça, c’est merveilleux.

L’une des grandes superstitions littéraires de notre temps, peut-être la plus nuisible, est que la bonne littérature est celle qui est minoritaire, une sorte de littérature secrète, sortie des catacombes. C’est un mensonge. Don Quichotte, l’un des meilleurs livres au monde, était immensément populaire. Certaines personnes pensent qu’il faut être agrégé à la Sorbonne pour pouvoir lire ce genre de livres, mais c’est tout le contraire.

Don Quichotte était un livre destiné au peuple, un livre plein d’humour. À l’époque, même les analphabètes connaissaient Don Quichotte et Sancho Panza parce qu’on lisait l’ouvrage de Cervantes sur les places publiques et dans les auberges. Shakespeare aussi était un écrivain extrêmement populaire.

On peut en dire de même pour Les Misérables. En son temps, c’était une bombe populaire, de même que Madame Bovary, les romans de Dickens, ceux de Balzac ou de nombreux poètes du XIXe siècle. Quelqu’un a dit de Lord Byron qu’il était aussi connu à son époque que ne l’est Paul McCartney de nos jours. Le mieux qui puisse arriver à la littérature est qu’elle redevienne populaire.

Qu’est-ce qui vous a le plus manqué durant le confinement ?

Parfois, la vérité ne sonne pas très bien et c’est pour cela que les mensonges ont la côte. À fortiori dans cette période qui fut une catastrophe collective et dont nous ne connaissons pas encore tous les aboutissants. Pour être sincère, pour moi, ce fut une sorte de bénédiction personnelle. Avant, je voyageais énormément, presque trop…Cette année, j’ai enfin pu me consacrer entièrement à la lecture et à l’écriture. J’ai un peu honte de le dire, mais c’est la réalité.

Retrouvez ici notre chronique de Terra Alta.


INFOS ÉDITEUR


  • Titre original : Terra Alta
  • Langue originale : Espagnol (Espagne)
  • Traduit par : Aleksandar Grucijic et Karine Louesdon
  • Publication : mai 2021
  • Éditeur : Actes Sud
  • Pages : 320
  • Prix Planeta – 2019

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